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Chants philosophiques
Hélène Larrivé
"Chants philosophiques" est un texte poétique et philosophique. Le lieu : les faïsses majestueuses du haut Gard, entre ciel et terre. Les personnages: la nature, un jeune garçon qui ne parle pas — au début — un cheval, des chiens, leur maîtresse, des promeneurs. Un cheval thérapeute qui écoute, une cabane de chasseurs, le cirque ciselé par le rocher encavé où fleurit hiver comme été un rosier sauvage: un théâtre antique naturel dont la scène est la vallée en bas. Le calme, la sérénité, on touche à l’éternel. Le monde, plein de bruit et de fureur, semble spectacle dérisoire. En haut, rien ne peut arriver. Rien n'est jamais arrivé. Illusion? Réalité ?
Virgilien. Comme les récits antiques, de courts chapitres appelés Chants, le roman survole à partir d'une histoire une question philosophique à chaque fois : la raison, la science, l’autre, le langage, la justice, le droit, la liberté, la vérité, Dieu, la métaphysique, le rêve... La philosophie, c'est ce qui surgit au détour d'une aventure quotidienne, minime et déterminante à la fois. La nature, la dureté de la terre cévenole — et sa beauté aussi — les animaux -la troupe accueillera ensuite, pour le plus grand bonheur de la jument, Antigone une dinde réchappée de l’abattoir- constituent la base de ces Chants. La philosophie, c'est ce qui se donne à voir à tout instant et que nous ne voyons pas. De l'anecdote, toujours, surgit une question. Puis une autre... Et comprendre, ce n'est pas tout à fait guérir de nos souffrances mais parfois les dépasser et les laisser loin derrière. Rémi, libéré — en partie — de ses angoisses, deviendra danseur. La maîtresse de Malinghô demeurera prof de philo quelques années encore dans la banlieue grise puis reviendra sur cette terre, avec quelques aléas. Une belle histoire, celle de la vie.
La philosophie racontée à Rémi
Une histoire d'amour dans une montagne ensoleillée du midi, cette bande de Languedoc entre Cévennes et Provence, entre un jeune garçon et Malinghô. Malinghô est une jument dont le nom signifie "amour" en sanghô, langue de l'Afrique centrale. La terre, en escaliers et talus pierreux, ombragée de micocouliers centenaires... dont le plus beau pousse au milieu du chemin d'accès ! domine une vallée rocheuse: tout en bas, inaccessible, coule la Cèze en larges boucles brillantes entourées de peupliers et de roseaux, bordée de petites plages de galets argentés. L'adret de la montagne dessine une anse abritée: des rosiers sauvages qui ont résisté à la sécheresse, aux ronces et à Malinghô y fleurissent par toute saison derrière des oliviers. Une cabane bancale, autrefois affût de chasseurs de grives — ou maison de rendez-vous dit-on — domine l'ensemble, laide mais utile lorsqu'il pleut, sommairement chauffée par la maîtresse de Malinghô qui y travaille parfois. La jument n'y va pas volontiers. Cette toiture branlante ne lui dit rien qui vaille.
Ces chants philosophiques naquirent en ces lieux Virgiliens. Philosopher, c'est répondre aux questions des enfants. Des choses aussi et même des animaux. Mais d'abord les écouter.
— Qu'est-ce que la Philosophie?
— C'est la première question philosophique que tu poses là.
Premier chant
— Philosopher, c'est tenter de répondre à des questions qui se posent toutes seules et à tous mais que l'on évite au fur et à mesure : on s'habitue à tout, c'est comme ça, ça a toujours été comme ça, à quoi bon lutter, et même essayer de comprendre ? A quoi bon même y penser ? A quoi bon penser ? Découragement, peur de découvrir, illusion de tout connaître ? Tout cela. Certains font semblant de savoir. Ou ils proclament que ce qu'eux ignorent, il est vain (inutile) que d'autres tentent de le chercher. Forcément !
— Pour qui te prends-tu ?ʺ
C’est une phrase que l’on entend souvent à l’encontre d’enfants ou de ceux qui s’interrogent, afin de les en dissuader (décourager):
—Tu coupes les cheveux en quatre, c'est comme ça, tu n'y peux rien…
— Ca va te rendre fou.
Penser semble prétentieux.
— Pour qui te prends-tu ? Tu te crois mieux que moi ? Mieux que tous ? Je vais te montrer ce qu’est la vie, car je la connais, moi, la vieʺ…
Philosopher, c'est justement refuser d'accepter les choses comme elles sont, essayer malgré les moqueries, l'agressivité, le mépris ou les baffes de les comprendre et même parfois de les changer, si peu que ce soit. Miracle : il arrive que la compréhension elle-même les modifie. Sans rien d'autre. Pas toujours. Mais de toutes manières, ça en vaut la peine.
— Mais pour qui te prends-tu?
— Pour moi.ʺ
Philosopher, c’est se prendre pour soi.
Deviens toi-même
Les questions viennent toujours d'un événement : une difficulté surgit et nous arrête, une bûche parfois dérisoire, qui s'ajoute à d'autres parsemant notre chemin... Une peine aussi. Lorsque tout "baigne", ça semble naturel et ça l'est. Mais ce n'est -presque- jamais le cas. Prends l'exemple d'un conflit, mettons un divorce des parents. Qui a raison ? Pourquoi ? Lorsqu'on est malheureux (on dit ʺaffectéʺ) et on l'est toujours, la peine aveugle. On simplifie, on veut un coupable à notre souffrance, et vite vite. Cela soulage d'avoir quelqu'un à haïr et à aimer. Provisoirement. On imagine alors que l'un, mettons la mère, a ʺraisonʺ. Or, si on prend le temps et le courage de réfléchir, nos certitudes éclatent. Elle a certes ʺraisonʺ mais mon père aussi a ʺraisonʺ: peuvent-ils avoir raison ensemble ? Oui. Mais comme dans les films policiers, on veut UN coupable, un seul, et UN innocent, un ʺbonʺ et un ʺméchantʺ. Au cinéma, le bon est vraiment bon et le méchant absolument épouvantable. Ca repose l’esprit. Mais ce n'est pas ainsi dans la réalité. On est l'un et l'autre, parfois les deux à la fois ou alternativement. Tes parents ont la plupart du temps ʺraisonʺ l'un et l'autre. Ca semble compliqué, ça ne l’est pas. C'est même évident si tu les écoutes. Philosopher, c'est d'abord écouter. Les gens et les choses.
La catharsis (la purification) et l’incitation
Après tout, ʺça ne nous regarde pasʺ. C'est ce qu'on nous dit parfois. Philosopher, c’est justement regarder ce qui ne nous regarde pas parce que tout nous regarde et que nous regardons forcément tout sans même nous en rendre compte. Nous regardons tout... en faisant semblant de ne pas voir. En oubliant parfois qu'on a vu. En pré jugeant, c'est à dire en jugeant mal, trop vite, sans réflexion articulée personnelle, c'est à dire en jugeant comme tout le monde... ou comme on croit que tout le monde juge. On craint de se singulariser. Ca angoisse de ne pas penser comme tout le monde. Donc on juge en binaire comme Bernardo : ʺcelui-là a raison, celui-ci a tort.!ʺ C'est carré, sans appel, et si on émet des doutes, il hausse le ton. On le dérange. On l'oblige à trouver des arguments... qu'il n'a pas. Il a jugé comme tout le monde ou comme il croyait que tout le monde jugeait. Mais comme chacun s'appuie également sur l'autre, il s'est appuyé sur du vent. C'est comme les murs d'un château de cartes sans raidisseurs qu'un simple souffle suffit à abattre. Il répond alors que c'est évident, que tout le monde le dit, qu'on ne va pas couper les cheveux en quatre etc... En fait, il n'y a rien de plus facile que de couper des cheveux en quatre, il suffit de ciseaux. Il crie parce qu'il est mal, déstabilisé. Donc on ne dit plus rien : on n'a pas envie de l'entendre... et à force de ne plus rien dire, jamais, à personne, on finit par ne plus penser vraiment.
Heureusement il y a la télé
Et on s'engloutit au fond de son feuilleton ou dans un travail quelconque. Ca parle d'autre chose, on oublie. On a raté l'occasion de penser, on a tout relégué au fond de nous, très loin. Brad Pitt va-t-il divorcer ? Qui va gagner la première place au loft ? Sophie a une belle poitrine mais Sylvia n’est pas mal on plus… Allez, le sort en est jeté, je vote pour elle. Voilà de quoi ʺpenserʺ qui ne fatigue pas, qui distrait c'est à dire qui empêche de penser ! Mais Sophie n'existe pas : celle que l’on voit à la télé n’est pas la vraie. C'est toi et tes parents qui existent. Ces images fausses d'une réalité elle-même fictive brouillent l'esprit, accaparent le temps qui fuit. Elles font parti du monde de la Caverne, (1) la prison des hommes où elles les maintiennent hypnotisés, ʺscotchésʺ. La Caverne, c'est la tour d'une HLM où un poste dévide à l'infini des feuilletons colorés, jolis, sexy. Des images d'images. Penser, c'est sortir sur le seuil… et parfois ensuite en tirer les autres. C'est périlleux. Certains en sont morts.
Mais parfois un spectacle est au contraire libérateur… Et puis, qui ne s'est jamais délecté d'un feuilleton débile ? Ce soir par exemple, il y a Columbo : mal fringué, pataud, il a une voiture minable — comme moi — mais il gagne toujours contre les riches et les arrogants qui le méprisent. Moi, jamais ou très rarement mais à travers lui, j’en ai l'impression. Je suis Columbo. Je m'identifie, je ris. Il combat à ma place ceux qui semblent m'écraser. Je me sens renforcée. Les grecs appelaient cela la Catharsis, la purification des passions. Lorsque je vois quelqu'un l’exprimer à ma place ou même la vaincre, ma souffrance diminue, se transforme et s'anéantit: je la ʺcomprendsʺ enfin. Je ne suis plus seule. Son caractère étrange qui me confinait (maintenait prisonnière) dans une angoisse personnelle vole en éclat, j'en suis -en partie- débarrassée et je peux ensuite devenir mon propre héros, me libérer tout seul, oser, vivre enfin. Je suis comme tout le monde.
Mieux: lorsque, à partir d'une peine, je me mets à écrire, faire de la musique, à peindre ou pour toi, à danser, qu'importe ce que je peins, ce que je joue ou ce que je danse: la douleur devient joie. Se transmet aux autres, les libère à leur tour, ou simplement, si l'œuvre en vaut la peine, les ravit… Et ainsi de suite. Goya, un peintre espagnol eut, au cours d'une maladie cérébrale, des hallucinations effrayantes. Il les les peignit, posant sur une toile toutes les horreurs qui étaient dans sa tête: il n'y pensa plus ensuite. La catharsis navigue du réel au symbole (la peinture): c'est le geste de peindre lui-même qui va ʺlibérerʺ. Ceux qui ne peuvent accéder au symbole passent tout naturellement à l'acte violent réel. C'est la délinquance qui va jouer le rôle de catharsis, mais pour le pire. Plus on est cultivé, plus on a d'outils pour symboliser et plus le recours cathartique est aisé. Celui qui souffre sans ce remède est dangereux.
Ne lis pas tout de suite ce qui est en italiques si tu trouves que c’est difficile. Ca l’est. Tu le feras après: plus tard, ça te paraîtra simple. Ca l’est aussi !
Ne lis pas tout de suite
Mais certains spectacles au contraire mettent en scène des personnages préfabriqués avec lesquels l'identification, impossible, est néfaste: il ont au contraire un effet incitatif. Les héros hyper-violents invulnérables ou éternellement beaux et riches génèrent (amènent) non pas libération, mais frustration (souffrance): par comparaison, le spectateur se sent différent, misérable ET coupable de l'être. Seul. Pour compenser, il va tendre (essayer de) à les imiter, à faire passer sur le plan du réel ce qui n'était que sur l'image: dépenses excessives, violences copiées sur celles du spectacle, etc… Rambo dans une HLM, cela ne ʺcolleʺ pas. Alors pour que cela ʺcolleʺ, on va le jouer, mais pour de bon, rouler les mécaniques, agresser le voisin, ou dépenser à outrance pour tenter d'offrir à son miroir et aux autres une image conforme à celle des feuilletons, c'est-à-dire parfois se sur endetter, devenir délinquant…
Dans le spectacle cathartique au contraire, le héros, semblable à lui mais excessif, tire le spectateur de sa souffrance en portant sur lui tout son poids, en toute connivence; tandis que dans le spectacle incitatif, le héros est simplement modelé à rebours sur sa misère-même, niant cruellement son être spécifique. Il va augmenter encore son sentiment d'être seul, différent, jusqu'à le pousser à accomplir vraiment les actes de la scène, manière magique et tragique d'être vraiment Rambo.
La fausseté des deux types d'images, par exemple Electre* (ou Antigone*) et Rambo n'est pas équivalente: Antigone est le symbole de quelque chose de bon qui existe éternellement en nous, nous blesse et ne demande qu'à s'exprimer : la révolte contre la tyrannie. Le courage de dire non, de désobéir. Electre, quoique moralement plus discutable, représente aussi quelque chose d'universel, la révolte contre une mère tyrannique: ses diatribes contre celle-ci nous soulagent de tout ce qu'on aurait à dire à la nôtre ! Adolescente, je les lisais et les relisais avec délectation. Les déclamais même ! (Ce que je n’osais dire à ma mère, Electre le disait à ma place, et comment, et en jouant le personnage, je jouissais…) L'une et l'autre sont nous, mais dans des situations extrêmes. Nécessaires mais excessives, les manifestations théâtrales de notre souffrance commune nous font prendre conscience de sa banalité, et nous renforcent.
Tandis que Rambo n'est qu'une image d'image, c'est à dire l'image de quelque chose qui n'a jamais existé, une image en creux, parfaite, de la richesse, de la séduction et de la force destinée à épouser un public qui en est dépourvu, sans autre sens que de le maintenir devant l'écran dans sa faiblesse encore accrue… Et lui faire acheter des produits dérivés, tee shirt sexy, DVD ou moto surpuissante (si moi je ne suis pas surpuissant, ma moto, elle l’est pour deux…) pour coller au personnage. Cette image ne peut apporter qu'un soulagement toxique ; la voir accroît au contraire le désir vain d'appartenir à un univers doré, et rend la situation du public-cible, cible! c’est ainsi que s’expriment les publicitaires ! plus douloureuse encore. Quelques instants de ʺdivertissementʺ sont ensuite payés par une augmentation de sa souffrance: le spectateur, (la cible) désireux d'échapper à son insupportable déréliction, en voudra encore et encore, recherchant d'autres spectacles équivalents ou plus forts qui la lui feront oublier: cela devient comme une drogue. La preuve : les spectacles sont de plus en plus violents. Il en faut toujours plus.
Résultat concret
C'est au résultat sur l'individu que l'on voit l'opposition des deux spectacles: on sort d'ʺElectreʺ libéré, mais des feuilletons, souvent frustré, vide, en manque, comme un drogué.
Les hommes, au fond de la Caverne ou dans leur HLM, sont fascinés par des images qui défilent devant eux : un spectacle d'ombres chinoises, la télé du 4ème siècle. Lorsque l'un d'eux parvient à en sortir, au prix de souffrances infinies car au départ le soleil l'éblouit, il VOIT enfin la réalité devant lui. Ce sont des objets qui bougent derrière un mur. Erreur ! Contournant la murette, coup de théâtre: ces objets ne sont que des statues tenues à bout de bras comme des marionnettes par des manipulateurs. Ils copient simplement les objets réels qui sont plus loin encore....
Les images au fond de la caverne ne sont donc que les ombres des copies d'objets réels, des images d’images. Les hommes, comme ʺscotchésʺ, s'y attachent au point de tuer celui qui veut les en libérer, les obliger à sortir: c’est l’allégorie de la caverne de Platon. Il semble ici décrire ces feuilletons-drogue, sans doute éternels.
Les effets et les causes
Revenons à nos moutons. Tes parents se disputent et ils ont raison tous deux ? Qu’est-ce que cela veut dire ? Bernardo dirait que c'est idiot. C'est simplement parce qu'on ne s'est pas demandé ce que signifie avoir ʺraisonʺ, être bon, être méchant... La philosophique commence toujours par les mots : que signifie ce mot ? Ici, c'est le mot raison. Observe dans les bars les types éméchés qui se disputent sans s’écouter en répétant les mêmes phrases de plus en plus fort. Ils veulent faire taire l’autre. Leur seul but. Le philosophe lui veut le faire parler. C'est l'opposé. Il quête une réponse et a besoin de l'autre, de sa critique pour forger son jugement. Dans les bars, tu observes souvent qu’en fait les deux types qui se disputent sont d’accord. Simplement, ils n’ont pas posé la question de base: que signifie selon toi tel mot ? Ils ont mis la charrue avant les bœufs : c’était par là qu’il fallait commencer et il n’y aurait pas eu de querelle. Mais poser la question, ça ne se fait jamais : c’est tellement évident, ce que les mots veulent dire ! Et bien non, justement, ce n’est pas évident.
Un mot a plusieurs sens et de multiples nuances, variables selon les cultures, les familles, leurs habitudes, les expériences. Parfois ces sens s'opposent. De plus, chaque groupe en invente à partir de situations ou de gens devenus symboliques. Ainsi ma mère, lorsqu'elle voulait parler de quelqu'un de sérieux, généreux mais conformiste et un peu étroit d'esprit disait qu'il était ʺde Saint Jean du Gardʺ, en souvenir d'une amie chère. On avait aussi forgé le mot ʺZamiterʺ du nom d'une dame qui faisait le ménage de manière à la fois envahissante, épuisante... et inutile.
Le mot ʺraisonʺ aussi a plusieurs significations. Il signifie l'intelligence et la sagesse (les deux ne sont pas équivalentes) en opposition à sottise ou folie, par exemple lorsqu’on dit que ʺl’homme est doué de raison.ʺ Mais il est aussi appliqué à celui qui a trouvé la solution à un problème, lorsqu'on dit qu’il a raison. Il désigne encore celui qui suit sans faiblir le droit chemin moral dans l'expression ʺêtre raisonnableʺ. Un autre sens du mot raison est cause: la ʺraisonʺ de mon rhume est le froid. Certains de ces sens différents sont reliés: celui qui sait exercer sa raison, son intelligence est (croit-on) sage, savant, raisonnable, il ne saurait, suppose-t-on, avoir tort et agir mal. Ses ʺraisonsʺ sont les meilleures. ʺNul n'est méchant volontairementʺ (Platon*) le méchant serait d'abord l'ignorant. On a donc employé un mot à plusieurs sens sans savoir celui que l'autre lui attribuait. Comme si on avait pris un outil au hasard ou une clé dont on ignorait le calibre pour l'utiliser pour tout. Forcément, à moins d'un miracle, ça ne va pas marcher.
C'était par là qu'il fallait commencer: que que signifie tel mot ? Dès que la question est posée, on commence à philosopher. Et, souvent, tout s'éclaire. (Non, pas tout, j'exagère.) Tu peux parfois continuer à aimer deux personnes qui semblent se haïr entre elles car tu as dépassé la haine par la réflexion. Tu as démonté peu à peu les arguments de chacun. Ils se valent -presque-. Lorsqu'une voiture est en panne, on cherche à voir où se situe la pièce déficiente. Ton père, mettons, a tendance à sortir, à boire un coup de trop. Mais le fait-il parce qu'il est malheureux ou est-ce lui qui rend l'autre malheureux par ce travers? Où est le départ? Qui a raison? La plupart du temps, les deux: il y a interrelation. Lorsque deux événements se suivent, on croit souvent que le premier est la cause du second, qui, lui, est l’effet. Mais comment savoir quel est le premier ? Et comment être sûr que le premier est bien la cause du second ? N'est-ce pas l'inverse ? Souvent les faits sont si mêlés qu'on ne peut s’y retrouver et il faut bien reconnaître que les deux sont à la fois cause et effet. Bon, mais quand on veut simplifier, ça ne nous arrange pas.
J'ai monté l'eau à seaux, à midi, dans l'abreuvoir de Malinghô: à présent, j'ai mal à la tête. Pourquoi ? La chaleur, l'effort ? Peut-être. Mais ce n’est pas sûr. Bernardo a coupé hier le jeune olivier qui poussait dans le talus: ce matin, je l'ai trouvé abattu. Je n’ai pas exprimé ma colère, intense. J’avais envie de jeter sa damnée tronçonneuse dans le ravin aux loups, définitivement. Je ne l’ai pas fait. Ca ne se fait pas, et du reste il n'a pas cru mal faire. C'est peut-être cela qui m'a occasionné mal au crâne et non l'effort physique. Ou les deux. Lorsqu'on éprouve une peine que l'on ne peut extérioriser, c'est la tête ou le corps qui le manifestent souvent à la place.
On confond donc parfois succession et cause. Deux faits se suivent, d'accord, mais cela ne veut pas dire que le premier est la cause du second. On le croit cependant : c'est une erreur. Lorsqu'il s'agit d'une voiture, c'est simple: la pièce déficiente se devine. On la change. Si ça marche, c’est bien cette pièce-là qui était cause. Mais lorsqu'il s'agit d'un argument ? D'un être ? Pour vérifier, il faudrait pouvoir tout recommencer à zéro, remonter le temps! Héraclite (2) disait ʺon ne se baigne pas deux fois dans l'eau d'un même fleuveʺ. Ce n'est pas possible.
Remonter: le philosophe, mécano de l'esprit
De plus, la mauvaise foi parfois fait qu'un argument est invoqué (est servi) à tort. Volontairement ou pas, on raconte des salades, on se les raconte même à soi-même ou on nous les raconte. On n'ose pas s'avouer les raisons qui nous ont fait agir. Il faut chercher, supputer, imaginer, sans certitude absolue. Le philosophe est le mécanicien de l'esprit et parfois des choses. L'amour est la meilleure et la pire des choses. La vie ici est austère, la terre aride, la concurrence rude. Les femmes rêvent de confort. ʺQue la montagne est belleʺ dit le poète. Mais tirer l'eau du puits, laver à la Cèze... Et puis leurs vêtements n'ont rien à voir avec ceux de Madona. Tu ris ? Je suis sûre que Madona a sa part dans l'histoire.
Flaubert (3) décrit une jeune femme, Madame Bovary désireuse de devenir une autre comme nous le désirons tous à un moment, fascinée par les héros aristocratiques des romans qu'elle dévore, insatisfaite de sa vie en comparaison, qui se réfugie dans les vêtements, les dépenses. L'affaire finit mal. Ici, il n'y a pas de responsable ou plutôt les responsables sont ailleurs, hors d’atteinte. Et même ces responsables ont aussi d'excellentes raisons… Les causes visibles entremêlées ont caché une cause essentielle: la difficulté de survivre pour un petit paysan ici à moins d'avoir aussi un autre travail. Ces contraintes, on les supporte... et puis soudain on ne les supporte plus.
Ce sera la fin de ce premier Chant. On va essayer de sauver l'olivier, de creuser sous le talus, d'enlever les pierres et dégager la souche: c'est un travail philosophique. Il renaîtra. Mais il faudra dix ans. Un coup de tronçonneuse et voilà cinquante ans de perdus. Bergson (4) disait que l'homme, avec l'outil technique, était devenu surpuissant mais pas sur-raisonnable. Il lui manque un supplément d'âme à la mesure de son supplément de force. Lorsque je vois Bernardo et sa tronçonneuse, je m'aperçois à quel point c'est vrai. Je les hais tous les deux comme si l'un était le prolongement de l'autre. Le mal de tête revient.
Deuxième chant
Le Droit et le de-travers,
tout peut-il se mesurer ?
Un mot peut en cacher un autre... et au passage tuer: le mot ʺembêterʺ ici a failli coûter sa vie à l'olivier. Car les mots au sens variable ont parfois une conséquence absolue : les actes. Exemple : ʺhaut les mains ou je tireʺ … ʺje vous condamne à six mois de prisonʺ ... ʺje vous déclare unis par les liens du mariageʺ... Là, ça ne rigole plus. L'enjeu est de taille. Ces mots-là, Juste, Justice, Droit, sanction, peine, menace de mort... ont ou devraient avoir un sens rigoureux. Rigoureux peut-être... mais multiple.
Par exemple le mot juste s'oppose à la fois à injuste et à faux. Et droit signifie honnête, opposé à tordu... et en géométrie, le plus court chemin d'un point à un autre. Le Droit désigne aussi l'ensemble des lois. Pour juger d'un conflit (presque toujours douteux), les mathématiques qui mesurent par des nombres à l'aide de règles reconnues sont pour le juge un outil de poids. Tel délit coûte telle sanction, c'est écrit, voté, admis. Le délinquant ou contrevenant doit payer. C'est carré. Et faux ou parfois illégitime, non pas de la faute du législateur mais de celle des hommes : les cas sont aussi différents que les individus et nous sommes tous plus ou moins transgresseurs de la loi, parfois sans le savoir. Le droit ne prévoit pas tout et surtout peut être détourné. La ligne droite cache des sentes sinueuses infinies où on se perd.
Un exemple, justement. Hier, le sentier était barré en bas du rocher, comme cela arrive souvent, et nous avons eu des difficultés à atteindre la rivière. Anormal? Oui. Illégal? Sans doute. Mais ceci, la loi elle-même le prévoit : si personne ne passe, dans trente ans, ce sera légal. Un acte illégal deviendrait donc légal? Oui. ʺJ'y suis, j'y resteʺ? Exactement. Le droit de ʺpropriétéʺ proviendrait-il d'une mainmise à laquelle personne ne s'est opposé? C'est ce que dit Rousseau. La Bible en dit autant. (C'est la raison pour laquelle il faut tout de même passer.) L'injuste devient juste? Mais te dis-tu, le législateur où avait-il la tête? Le juste est éternel? Oui mais pas son expression, qui peut varier du tout au tout. Que des lieux délaissés, en déshérence, deviennent la propriété de celui qui a peiné pour les entretenir est juste... sauf que dans la plupart des cas, c'est l'inverse qui se produit, ils sont rendus impraticables par ceux qui veulent se les approprier. On est donc ici aux antipodes de l'esprit de la loi. Le droit dit une chose, les faits, une autre, opposée. Ceci est un cas simple: il suffit de passer... à chaque fois. Mais il en est d'autres, plus nombreux, pour lesquels la loi ne dit rien. Pour trancher, le juge a alors recours à la Raison c'est à dire à la philosophie. Pas aux mathématiques, contrairement à ce que laisse entendre le mot Droit : l'homme ne se mesure pas, ses actes non plus, ou alors au cas par cas à l'infini... c'est à dire par la Philosophie qui elle ne réduit pas les choses.
Autre exemple. Voici quelqu'un à qui on a coupé l'eau. Illégal ? Peut-être. Mais enfin, il ne l'avait pas payée depuis sept ans. Là, tu juges aussitôt qu'il n'a pas volé. C'est évident? Non. Car il rétorque que cette eau, il ne l'avait pas consommée, nuance de taille. Il avait seulement loué sa maison à quelqu'un qui n'avait pas payé. Là, tu te dis que c'est celui-là qui exagère. Mais, dit-il, personne n'avait jamais relevé son compteur! Aussitôt tu accuses les étourdis. Qui se défendent : ils n'ont pu y accéder, ils n'ont pas que ça à faire, si tout le monde faisait ainsi.. Là, tu ne sais plus. Sept ans tout de même ! Car tout ceci note le est à peu près exact. Où est le juste? Les responsables? Si c'était simple, il n'y aurait jamais de procès, un ordinateur programmé suffirait. Ici, note le, tout le monde ou presque est de bonne foi, ce qui n'est pas toujours le cas. Que dit la loi? Qu'on n'a pas le droit de couper l'eau. Mais elle ne précise rien en cas d'une absence de relevé de sept ans, cas qui apparemment ne se produit jamais. Et qui par conséquent n'est pas prévu. Elle est donc bien faite, encore faut-il la connaître, mais inopérante. La référence aux mathématiques ? Impossible. On doit réfléchir plus avant, peser les responsabilités: la philosophie, toujours. Et ça continue, en plus grave...
Une question de nuances, les ʺnichesʺ des riches
Il arrive donc que la loi, juste -c'est le cas de la majorité! - devienne injuste parce qu'elle est détournée. Et que, au lieu de protéger le faible, elle favoriser le fort, ce que dénonce Rousseau, ʺEssai sur l'état de guerreʺ:
ʺJ'ouvre les livres de droit et de morale; j'écoute les savants et les jurisconsultes; et pénétré de leurs discours... je déplore les misères de la nature, j'admire la paix et la justice établies par l'ordre civil, je bénis la sagesse des institutions... et me console d'être homme en me voyant citoyen. Bien instruit de… mon bonheur, je ferme le livre, sors... et … autour de moi; je vois des peuples infortunés... le genre humain écrasé par une poignée d'oppresseurs, accablé de peine et de faim... et partout le fort armé contre le faible du redoutable pouvoir des lois.ʺ
Un règlement de compte au vitriol, exagéré sans doute, c'est Rousseau, mais en partie exact même de nos jours. Pourquoi ? Il y a certes le coût des procédures qui fait que des coupables bien défendus peuvent se tirer d'affaire et des moins coupables ou innocents payer le prix fort. Cela aussi est prévu à présent : les pauvres peuvent user de l'aide juridictionnelle... même si les avocats ne se bousculent pas à ce portillon peu rentable. Mais surtout les lois comportent obligatoirement des ʺvides juridiquesʺ, des ʺnichesʺ dans lesquelles s'engouffrent des spécialistes bien conseillés. Une loi est aussi ce qu'on en fait.
Par exemple la loi dite Malraux. Elle avait pour but de sauvegarder le patrimoine artistique et architectural du pays et d'éviter que des œuvres ne partent à l'étranger. Il fallait encourager les acheteurs français, souvent de riches collectionneurs lourdement imposés: on déduisit alors de leurs revenus les œuvres d'art, avantage non négligeable si celles-ci étaient très coûteuses. Ils pouvaient ainsi échapper à l'ISF (impôt sur les grandes fortunes.) De plus, la côte de l'artiste pouvait monter, il suffisait de bien cibler l'acquisition. Un achat pouvait donc rapporter de l'argent et de plus en plus, à l'acquéreur, à l'artiste, au galeriste, au marchand... Et en coûter à la collectivité mais c'était la règle du jeu. Les riches devinrent ainsi plus riches, les pauvres, plus pauvres. Soit. Car la loi prévoyait aussi une contre-partie démocratique: les œuvres devaient être exposées au public de temps en temps. Louable injonction… qui en fit une des plus grandes dévoreuses de budget public ! par le jeu des subventions accordées pour la restauration de lieux privés. L'achat d'œuvres ou de biens plus profitables encore devinrent des affaires attractives que les banques proposèrent clés en mains à leurs clients fortunés, avec indice des côtes et dossiers déjà ficelés prêts à l'emploi. Légal? Oui. La loi ne précisant pas jusqu'où on pouvait aller dans ce jeu frôlant le détournement de fonds publics, il y eut des abus, encore dans les règles cependant. Mais la barre fut franchie. De collectionneurs, plus question: de simples affairistes s'engouffrèrent dans la niche... et les lieux furent alors utilisés à fins strictement commerciales, excluant tout public hors clientèle... y compris d'un environnement riverain ʺgeléʺ par sécurité... On arriva ainsi à l'opposé de ce qu'avait voulu le législateur. ʺAider des privés pour que tous puissent jouir d'un patrimoine préservéʺ devint ʺenrichir ceux qui le privatisent... avec des fonds publics dédiés à son partageʺ, un paradoxe douloureux. Certes la loi fut modifiée... mais l'argent gagné demeura, celui perdu aussi. La transgression en col blanc est punissable mais alors c'est l'argent-même qui va complexifier les procédures, protégeant, un temps du moins, les tricheurs. Conclusion, le législateur est piégé : le remède a fini par causer le mal. Une autre loi doit pallier la première jusqu'à ce qu'elle soit à son tour détournée etc...
Les mathématiques ? On peut mesurer en effet des mètres cubes et des durées, des surfaces et de l'argent (là c'est déjà plus complexe) mais comparer le Droit au plus court chemin d'un point à un autre et en faire la science impeccable du juste est à la fois exact en théorie et faux en pratique. Ce ʺDroitʺ est en fait très sinueux, non de la faute du législateur, mais de celle de l'homme -et du système- qui le distord toujours pour son plus grand bénéfice. Et c'est alors que, censé éviter les conflits, il en crée ; apporter de la richesse, il amène de la pauvreté; démocratiser, il privatise. Rousseau n'a pas tort. La Philosophie (qui est le fait de tous contrairement au droit réservé à des spécialistes) le relaie, parente pauvre et rugueuse incontournable qui est invitée à sa table en bonne place mais souvent trop tard, lorsque le mal est fait... comme un plombier pour réparer une canalisation déviée qui n'a pas conduit l'eau où il était prévu.
Troisième chant
Le mistral s'est levé, violent. Les oliviers et la Cèze brillent si fort que cela fait mal aux yeux. Le soleil se reflète en bas dans l'eau calme et, sur le flan de la montagne, les feuilles semblent de minuscules miroirs qui s'agitent au gré des bourrasques. Au loin, le Mont Ventoux apparaît, presque clair avec son relais de télévision rouge. Malinghô lève la tête et secoue sa crinière comme si elle sentait des choses apportées par le souffle: des fleurs, des parfums, peut-être l'odeur de l'étalon en haut de la montagne qui hennit parfois vers elle. Placide, elle ne pense qu'à brouter. Ce n'est pas la période. Ca ne vaut donc pas la peine qu'il saute sa barrière. Il le sait puisqu'il ne s'y risque pas. Tout ce qu’il gagnerait c’est un coup de sabot. Dans l'acol du haut, seules les euphorbes, minuscules ombellifères aux fleurs rougeâtres que l'on ne discernait pas avant se dressent et forment comme un tapis irrégulier: un remède mais aussi un poison. Comme toutes choses, c’est une question de dosage. Malinghô a soigneusement tout raclé autour sans y toucher. Son instinct le lui a dit, l'odeur, on ne sait quoi. Dès qu'il pleuvra, il va falloir les arracher pour laisser place à l'herbe. Fleuries, elles sont jolies cependant: on ne s'en rendait pas compte avant.
Malinghô a fait un travail de philosophe : elle a dégagé et laissé apparaître les choses cachées. Belles, curatives et toxiques à a fois.
Escalader l'arbre
Dès qu'on s'interroge, on en arrive toujours à d'autres questions, plus importantes, comme lorsqu'on grimpe dans un arbre qui se ramifie de plus en plus à l’infini. Philosopher, c'est escalader, prendre le temps, écouter l'autre même si, honteux, il se tait. Le faire parler. Même si cela nous conduit à cheminer vers des terres inconnues. Ici, la branche provisoire sur laquelle on est assis est:
— nul n'est méchant volontairement (Platon).
Le "méchant", celui qui fait souffrir l'autre, est avant tout quelqu'un qui souffre lui-même, et qui ignore ou ne peut vaincre les causes de sa souffrance. Par exemple, il ne parvient pas à se libérer de ses passions. Mais qu’est-ce que la passion ? Quelque chose en nous de plus fort que nous qui nous tyrannise ? L'alcool, le désir de pouvoir, ou une idée fausse, voire la vengeance ?… La passion n'est pas forcément mauvaise en elle-même: cela dépend. La philosophie peut en constituer une, et parfois une passion, bonne, en détruit une autre, mauvaise. Mais qu'est ce que la passion?
Les passions
Elle s'oppose à l'action: cela signifie qu'une force dépasse le passionné, qui le fait certes agir malgré lui. Son mouvement est à la fois actif, hyper puissant... et ʺpassifʺ puisqu'il semble obéir à une poussée extérieure... qui le conduit souvent à rebours de son intérêt véritable. Les anciens parlaient de possession, comme si en lui un être (bienveillant ou malveillant) s'était insinué. Cet être est ou semble souvent séduisant ! dans la passion amoureuse par exemple, on marche sur un nuage, on se sent fort, quasi invulnérable. Lorsqu'elle est partagée. Dans le cas inverse, on est anéanti ; c’est tout ou rien. On oppose parfois la passion à la Raison qui me fait réfléchir puis agir moi-même et pourrait -peut-être- m'en libérer. Philosopher, ce serait donner la première place à la Raison lucide contre la Passion aveugle ? Non. Encore une idée toute faite, du prêt à porter.
Car le passionné, quoiqu'en refusant les conséquences, connaît souvent sa passion, son ʺdémonʺ: la Raison est impuissante à le guérir. Pire, elle se place au service de sa passion et non l’inverse comme on le croit. Car pour assouvir sa passion, il utilise son meilleur outil, et ce meilleur outil chez l'homme, c'est bien la Raison. Ainsi, il est capable de performances extraordinaires, utiles parfois pour les autres mais pas forcément pour lui. ʺRien ne grand ne se fait sans passionʺ disait Goethe (5). Oui. Devenue brièvement amoureuse d’un jeune anglicisant, (qui parlait anglais) je fis au lycée des progrès fantastiques dans la matière. Le passionné ne vit que pour sa passion: tu parles s’il la connaît, ainsi que tout ce qui s’y rapporte ! Comment la Raison et la Passion pourraient-elles se combattre puisque l'une a dévoré l'autre ? Il y a tout de même une solution : UNE passion peut en vaincre UNE autre observent Descartes (6) et Rousseau (7). La Raison seule est impuissante ou même néfaste. Mais elle peut ruser: je peux intentionnellement susciter en moi une passion bonne pour en combattre une funeste: dans ce cas, je me ʺdresseʺ moi-même comme on dresse un cheval. Descartes donne l’exemple assez dégoûtant d'un plat particulier que j'aime dans lequel, après que j'en ai mangé, je trouve un jour des vers grouillants. J'en suis ainsi dégoûté à jamais parce que je l'associerai toujours à l'image répugnante. De même pour la passion: on peut s'en ʺdéconditionnerʺ en s'aidant d'une autre incompatible. La passion pour la musique, les animaux ou la nature peut vaincre celle du jeu par exemple ou même la tristesse. — Descartes entend par passion ce que nous appelons plutôt émotion c'est à dire la manifestation extérieure de la passion.— Mais comment promouvoir de bonnes passions ? En les exprimant ! la passion pour la musique croît lorsqu'on en joue. La passion qui semble venir du Ciel nécessite pour s'exprimer la Terre : les actes. Et en l'absence de ceux-ci, elle finit par disparaître après avoir semblé s'accroître. Si ton père était, tel Robinson, sur une île déserte, il ne sortirait plus: au départ, ce serait sans doute effroyable mais ensuite il n'en éprouverait plus le besoin. La suppression de l'acte vainc la passion. Mais c’est dur. (Par exemple les joueurs invétérés qui se font interdire dans les casinos…) On le verra plus précisément plus loin.
L'amour
Il ressemble parfois à la passion mais est fort différent… Le passionné est toujours -forcément- égoïste: non pas parce qu'il se privilégie lui mais parce qu'il privilégie sa passion. Même lui ne compte plus. La preuve: sa passion souvent le détruit et il semble y consentir. Alors à plus forte raison, pour lui, les autres ne comptent pas davantage. C'est ainsi qu'il semble aimer ; mais en fait il ne voit même pas celui ou celle qu'il ʺaimeʺ. C'est autre chose qu'il aime passionnément à travers celui ou celle-ci : sa passion elle même ! Par exemple, il peut être tout à fait indifférent à la personne réelle de celui ou celle qu'il dit aimer ! il n’y a rien de plus désagréable pour celui ou celle qui le subit.
— L'amour d'une femme est toujours l'amour d'autre chose" disait Proust (6).
A travers la femme aimée, c'est autre chose en effet que voit et veut l'amant passionné: lui-même, sa valorisation, une passion particulière, sa libération parfois d'une autre passion. Swann, un héros de Proust, dit aimer Odette. Mais à travers elle, c’est lui même et sa valorisation personnelle qu’il cherche. Elle est courtisée, c'est une sorte de starlette… En l'épousant, Swann veut poser, vaincre ses insuffisances réelles ou imaginaires. Elle est à lui et à lui seul. C’est un pied de nez qu’il fait aux hommes plus en vue que lui, plus riches, plus titrés. (autre élément, il est à demi juif et l'époque est très antisémite.) Odette en elle-même l’indiffère même s'il lui sacrifie sa fortune et sa réputation en l'épousant. Elle est sotte, observe-t-il lucide et cruel, superficielle et pas si jolie finalement, un peu grosse et même vulgaire. Mais elle est Odette de Crécy! Disons Madona ou Christine Deviers-Joncourt. C’est cette image qu’il aime. Elle est sa fleur à la boutonnière, sa Ferrari, son objet ! Il la harcèle avec des crises de jalousies qui finiront par la faire fuir. Il la rend aussi malheureuse qu'elle le torture elle aussi. Car enfin, comment un jaloux peut-il aimer et épouser une ʺcall girlʺ ? Tu vois le topo ! L'amour veut le bien-être de celui ou celle que l'on aime ; la passion ne veut qu'elle-même et parfois conduit à la destruction de la personne ʺaiméeʺ. Le passionné veut se l'approprier toute. C'est impossible. Alors il tente de la détruire: morte, elle sera bel et bien A LUI sans discussion. Un mécanisme pervers.
Un homme, par exemple, ne tient pas à ce que sa femme travaille: cela la mettrait sur un pied d'égalité avec lui, lui permettrait de rencontrer des gens, d’exister pour elle-même. Mais son seul revenu ne suffit pas. Il la place dans une situation contradictoire, lui reprochant ce qu'elle est obligée de faire, travailler à l'extérieur. Elle a accepté un temps. Mais comment vivre avec si peu ? Elle finit par se révolter. Il s'obstine. Elle aussi. Voulant la garder, il la force à fuir. Mauvaise foi ? Il affirme qu’ils pouvaient parfaitement vivre avec son seul salaire ; elle rétorque que c’était impossible. Elle lui reproche de lui imposer une vie misérable, lui sa dispendiosité. Une question de vocabulaire ! Les deux ont raison: un paysan cévenol est habitué à dépenser peu. Presque rien. Ce qui pour lui est dispendieux pour elle est normal ; et ce qui pour lui est normal pour elle est inacceptable. C'est une histoire banale, que chacun croit particulière.
— L’homme est la mesure de toutes chosesʺ disait Protagoras, un philosophe contemporain de Platon. Tout est relatif. Ce n’est pas toujours vrai, mais là, ça l’est. Que veut dire dispendieux et avare? C’est par là qu’il fallait commencer. Tout dépend du contexte et de qui parle.
Le passionné perd souvent l'objet de sa passion, il le sait, mais ne peut s'en empêcher. Cela se retrouve dans l'amour: il se sent inférieur à l'autre parce qu'il en a un immense besoin. Ce besoin le fragilise. Il pense par exemple aimer plus qu'on ne l'aime, craint à tout instant d'être abandonné et cherche d'avance à l'empêcher: scènes, invasion, chantage parfois et cruauté. Comme Swann, il finit par aboutir à ce qu'il redoutait.
La souche de l'olivier est dégagée: on ne voit rien qu'une racine tordue sectionnée net. Il faudra mettre du goudron sur la plaie C'est si petit, la coupe d'un jeune arbre: qui pourrait croire que, de là, haut dans le ciel, s'élevait un bouquet de rameaux ?
— Il m'embêtait" m'a dit Bernardo, peu bavard comme à d’habitude.
— Non, c'est vous qui l'embêtiez !"
Depuis, il m'observe avec inquiétude: il croit que je suis un peu folle. Moi je le traite mentalement de macho. C'est plus rapide que de dire qu'il n'a pas le sens de la beauté naturelle des choses, de l'écologie, qu'il est de courte vue, et persuadé dur comme fer qu'une femme est forcément moins sensée qu'un homme : lui par exemple. On a tous les deux simplifié: le résultat est blessant des deux côtés.
Ecoute le vent dans les arbres,
La montagne qui souffle,
Le craquement des roseaux
Dont les chaumes éclatent
C'est la voix de tes ancêtres
Qui te chuchotent leurs joies enfuies,
Leurs peines passées,
Leurs amours dont tu es la feuille qui bruisse
dit un poème Africain
Ne le crois-tu pas ? Moi, si, parfois.
Quatrième chant
Il pleut aujourd'hui. Une violente averse qui va cesser tout à l'heure, laissant la terre lourde et l'herbe lavée, luisant au soleil. Malinghô s'en moque: elle se plante au milieu du pré, semble se doucher puis va se vautrer comme un chiot dans la boue. Le vieux beau élégant qui passe au pas de charge avec son parapluie, en haut sur le chemin, a évoqué ce matin son enfance paysanne et la manière impeccable dont les chevaux étaient alors tenus avec un regard lourd de reproches sur Malinghô dégoûtante qui s'avançait innocemment: il craint l'eau et suppose que Malinghô aussi. Il aime la propreté et suppose qu'elle aussi. On appelle cela de l’anthropocentrisme (ça vient du grec anthropos, humain.) Il juge l’animal comme s’il s’agissait d’un homme, et même pour le cas, de lui-même.
Si seulement la source, derrière les peupliers, pouvait resurgir ! On n’aurait plus à monter les seaux. Dédé a collé son oreille au rocher, vieille habitude des mineurs au fond de la mine: rien pour l'instant, pas le moindre glou glou. Ce sera pour bientôt. J’ai envie soudain de prier le Dieu de l’eau, ou, comme mes ancêtres, Jésus, je ne suis pas fixée, mais quelqu’un d’efficace en tout cas.
— Faites qu’il pleuve, la nature se meurt.
On résume
Lorsqu'on se donne la peine et le temps de penser une souffrance que l'on vit, on s'aperçoit souvent que ses ʺcausesʺ ont été mal évaluées, qu'elles sont multiples, certaines visibles et d'autres, non et surtout qu'il n'y a parfois pas vraiment de ʺcoupableʺ parmi ceux que l'on incrimine (accuse), la passion les ayant conduits à des actes certes mauvais, mais involontaires, enchaînés les uns aux autres sans qu'ils aient vu le glissement ni su rectifier. Petit à petit, le cheval s'est emballé C'est la passion qui rend méchant, la rivalité, le désir des hommes d'une même chose qu'ils ne peuvent posséder ensemble, comme les chevaux qui se battent devant l'abreuvoir en période de sécheresse. L'ignorance parfois aussi.
Le normal et les mots
Mais ici, on butte sur un écueil. On a trop simplifié peut-être.
— Nul n'est méchant volontairement ?
Soit, mais cependant certains font du mal, et gravement: les pervers, les violents, les alcooliques parfois, sans que l'on ne puisse réellement ʺcomprendreʺ. Tous l'observent, le déplorent: certains justifient ainsi la peine de mort. Ce sont, disent-ils, des malades, des anormaux. Bon. On va voir.
Mais commençons par le plus courant: d'autres aussi font un mal, que l'on ne voit pas, celui-là. Et ils sont parfois à l'origine d'un mal plus grand qui éclatera ensuite. Par exemple, on renvoyé un enfant de l'école parce qu'il ne parle pas: anormal ? Non, simplement il ne parle pas. On en a renvoyé un autre parce qu'il parlait trop Anormal? Non, simplement, il parlait trop. On a mélangé un phénomène et un autre, différents, et par facilité, on leur a attribué un même mot (anormal) qui ne correspond à aucun des deux. Si, en allant acheter des pommes, tu trouvais des salades et des carottes étiquetées toutes deux pommes, tu protesterais: on t'embrouille. C'est pourtant exactement ce qui se passe lorsqu'on emploie des mots inadéquats. Mais l'erreur est plus difficile à démasquer lorsqu'il s'agit du mot normal, anormal, avare, dispendieux... que lorsqu'il s'agit d'un objet, pomme, poire. Car on voit bien qu'une poire n'est pas une pomme ! La chose matérielle est évidente, enfin presque: on peut toucher une pomme, la manger. Mais dans le mot anormal, le mot désigne une idée, et une idée générale, abstraite, on l'appelle un concept. Un concept s'apprécie mais ne se voit pas. On a même l'illusion qu'il est évident sans qu'il soit besoin d'y réfléchir, de l'analyser. C'est donc plus difficile de se rendre compte de l'erreur dans ce cas.
Un mot peut en cacher un autre, on l'a vu avec le droit : c'est à dire ici qu'on peut en avoir employé un pour éviter un autre. Lorsque tu sembles ailleurs, le maître se sent gêné: est-il si ennuyeux que ça ? Il est dérangé par toi : l'idée qu'il a de lui-même en prend un coup. Et si TOUS se mettaient à faire pareil, que deviendrait-il ? Un vieil idiot qui radote. Sans le vouloir, tu le remets en cause. Le silence est la pire des armes. Il utilise donc le mot anormal à la place de dérangeant ou silencieux: ainsi, la faute est dans ton camp et non dans le sien. Un train, lit-on aux passages à niveau, peut en cacher un autre: un mot aussi. C'est moins grave, pense-ton: un train écrase. Mais les mots aussi écrasent, à leur manière.
On est tous les jours écrasé par des mots, par des concepts, beaucoup plus souvent que par des trains. Si on dit de quelqu'un qu'il est anormal, la souffrance qu'il va ressentir peut parfois l'isoler, le rendre différent, donc, comme le train, l'écraser et il risque de devenir pour de bon anormal. Mais l'inverse est aussi vrai: si on prend conscience que l'on a été mystifié c'est à dire trompé à une vaste échelle, sur soi même, on peut renaître à soi. Certains voient ainsi la tâche de la philosophie. Une médecine de l'âme, disait Epicure. (8)
L'homme et la cafetière
Par exemple, on sait ce qu'est une cafetière normale: elle sert à faire du café. Lorsqu'elle ne sert plus, on la jette. Mais un homme normal ? Un homme doit-il servir ? Et à quoi? Sans doute, parfois: à ses enfants, à ses parents, à ses élèves. Mais il ne doit pas seulement servir. Il EST aussi, simplement, en lui-même et pour lui-même. On ne devrait jamais le considérer seulement comme un outil (on dit un moyen) mais toujours aussi et en premier comme un homme (une fin, c'est à dire ce qui n'a pas à être justifié par une utilité quelconque.) Cela veut dire qu'on ne devrait pas le jeter lorsqu'on croit qu'il ne peut pas servir, du moins à ce que l'on veut. Or dire de quelqu'un qu'il est anormal, c'est en quelque sorte, souvent, le jeter. Kant, philosophe du 18ème qui se passionna pour la révolution française et les "lumières", ainsi appelait-on la sortie de l'homme du tunnel noir de l'ignorance, du malheur et de la superstition, par la raison universelle enfin libérée, Kant écrit :
— Considère toujours la personne humaine chez toi-même et chez autrui (l'autre) non seulement comme moyen, mais toujours aussi comme fin."
Lorsque les ouvriers reprochent à leurs chefs de les considérer comme des outils, des robots, c'est cela qu'ils veulent dire. Parfois les chefs eux-mêmes se considèrent comme des outils. Dans l'idée de normal, il y a donc celle d'outil, de service: on prend l'homme pour une cafetière. Or l'homme n'est pas qu'un outil. Les systèmes totalitaires nazis, stalinien... l'ont cru: ils ont donc éliminé les dissidents (opposants), ceux qui refusaient d'être des robots. Puis ils se sont en général éliminés eux-mêmes. Mais entre temps, quels dégâts ! Ils ont commencé par faire de l’homme une chose (on dit "réifier" ou chosifier, du latin res, chose). Cela revient à les détruire mentalement. Puis, ils les ont détruits physiquement:, c'est logique.
Mais pourquoi emploie-t-on des mots à tort ? Qui a décidé que cet arbre s’appellerait micocoulier ? Et arbre ? On y reviendra. J’ai ma petite idée, mais ce n’est pas une mince affaire. D'abord, on l'a vu, parce que l'on craint d'être remis en cause: ainsi on taxe (traite) d'anormal celui qui semble ne pas s'intéresser à ce que l'on dit, plutôt que de reconnaître que ce n'est peut-être pas si intéressant que ça. Mais aussi, devant la multiplicité et la diversité des choses, on est perdu: on a donc trié, grossièrement, puis étiqueté en vitesse: pressés, toujours pressés. Comme l'on veut à tout prix comprendre, on finit par croire que l'on a compris: on attribue à des choses inconnues quelques mots qui sonnent bien, qui donnent l'impression d'expliquer, d’être savant. Les médecins le font parfois. Ensuite, on les utilise, on les transmet aux autres, souvent en simplifiant encore. On a donc réduit le phénomène deux fois. L'autre le réduira encore. Et à la fin, il ne restera que quelques mots que personne n'est capable d'expliquer, mais que tous emploient. Et qui peuvent détruire.
La société n’est pas qu’une juxtaposition (série) d’hommes: c’est aussi une entité (un tout). Cent ouvriers, un par un, n'auraient pu ériger l'obélisque de la place de la Concorde: mais cent ensemble l'ont pu. C'est à dire qu'en eux, il y avait plus que cent fois la force d'un seul homme. Le tout n'est pas réductible à la somme des parties.
— L’homme est un animal politique" disait Aristote, un élève de Platon. Il vit en société: chacun y a sa tâche. Or, s’il y a plus de candidats que de tâches, (le chômage) celui qui est en trop court le risque d’être jeté : mais pour cela, on le traite clairement ou implicitement d'anormal, d'inutile. On est tous écrasés par les mots, qui nous désignent et nous transforment. Les mots c'est à dire l'autre, celui qui nous les assène comme un coup de marteau.
Cinquième chant
La solitude
Mais qu'est ce que le Normal pour l'homme ? Cela revient à se demander ce qu'est l'homme. Immensité de la question, essentielle cependant.
— Le normal, c'est le général» disait Durkheim (9) un philosophe contemporain devenu sociologue. La sociologie est la réflexion appliquée à la société et non à l'individu.
C'est ce que sous entend le maître lorsqu'il affirme que celui qui SEUL ne parle pas est anormal. Mais chaque homme est unique, particulier: il y a de multiples raisons pour refuser de parler. Timidité excessive ? Tristesse profonde liée à une situation pénible ? Chagrin amoureux? Il n'y a pas de norme en l'homme comme dans l'objet, il n’y a pas de modèle fixe, chiffrable, pas de règle (ligne tracée) immuable (qui ne bouge pas) à suivre. Sauf en ce qui concerne le corps, et encore: l'homme est aussi une machine, mais pas seulement, ou une machine ultra complexe. Le médecin vérifie par des analyses si "tout est normal", c'est à dire si "tout" ce qu'il a l'idée ou ce qu’il peut mesurer correspond à des valeurs moyennes qui sont celles de la plupart des hommes en bonne santé, normes dont il ne faut pas trop s'écarter. Trop de sucre n'est pas normal: c'est le signe que le pancréas ne marche pas comme il devrait. D’accord. Mais Bernardo disait hier que d’après les analyses qu’il a passées, il devrait être mort depuis longtemps... et il se porte comme un charme. Même les corps sont différents. L'homme n'est pas une machine simple.
Mais la pensée en nous, les affects c'est à dire ce qui nous fait éprouver de l'amour, de la haine et même les émotions semblent ne pas obéir à une norme: ils ne sont pas mesurables. C'est le nœud du problème: on tend tout de même, pour simplifier, à mesurer des comportements complexes. D'une certaine manière, c’est ce que fait l'école. Et à établir des valeurs moyennes dont il est mal vu (on dit pathologique, du Grec pathos, maladie) de s'écarter. Il faut être dans la bonne fourchette. Comme tout le monde ? Non, mais ne pas trop s'en éloigner tout de même. Etre différent, c'est être seul, et le qualificatif surgit souvent: anormal.
Mesurer: un art difficile, qu'il s'agisse du droit ou de l'intelligence
On mesure par exemple l'intelligence sans trop savoir ce que c'est. C'est excessif mais efficace: on a trié des hommes, dégageant -parfois- leurs capacités, afin de les utiliser ensuite. Mais de multiples éléments échappent en l'homme comme en tout vivant. En fait on mesure une minuscule partie de l'être: ce n'est pas faux, mais cela ne signifie parfois rien. Le résultat de cette mesure, c’est ce que l’on appelle un quotient intellectuel ou "QI". Or le célèbre jeune philosophe handicapé moteur disait hier à la télé qu’il vivait depuis trente ans avec un QI de débile léger et qu’il s’en portait fort bien. Comme Bernardo avec ses analyses funestes. Un chiffre, plus encore qu’un mot donne souvent une illusion de savoir. Ca fait bien, savant. Il faudrait voir au cas par cas, reconnaître notre ignorance, admettre que l'homme dans sa totalité ne répond pas à des lois comme les choses de la nature et les objets fabriqués ou, du moins que ces lois, nous les ignorons en grande partie.
Mais n’exagérons pas: il est parfois nécessaire d'établir des normes de fonctionnement psychique, affectif et surtout moral. Ceux que l'on nomme, faute de mieux, pervers, par exemple, doivent être évalués selon une règle sociale qui fixe les comportements dans certaines limites précises, définies par la loi qui dit et sanctionne. Anormaux ? Si le normal c'est de ne pas faire de mal aux autres, alors oui, ils sont anormaux. Peut-être. Mais s'ils sont réellement anormaux au sens de malades, alors, les punir est injuste: ils ne l'ont pas fait consciemment. La sanction, par exemple la prison, se veut répressive et éducative. Répressive, elle l'est toujours, mais éducative, en revanche, c’est plus douteux. Anormaux, les pervers ? Incompréhensibles et dangereux plutôt: la philosophie, comme la médecine ou la psychologie n'expliquent pas tout, pour l'instant du moins. Si l'on peut comprendre et même admettre qu'un élève refuse de parler et dorme en classe, en revanche, l'attirance sexuelle sadique pour des enfants, intolérable, échappe à l'entendement. Ceux qui l'éprouvent et passent à l’acte (violent des enfants) se taisent en général. Lorsque, au cours de procès, ils doivent parler, ils sont souvent vagues: une pulsion, quelque chose qui surgit d'incontrôlable, une bestiole comme dit l'un d'eux… Cela ne nous avance guère. Anormaux? Sans doute, si l'on imagine une harmonie universelle qui inclurait (comprendrait) l'amour sexuel, le plaisir partagé et parfois la reproduction des espèces qui lui est inhérente. (Qui en provient.) Un homme et une femme s’aiment, font l’amour avec un immense plaisir et fabriquent des enfants: toi, moi. Miracle et harmonie ? Si l’on veut. Mais… on y reviendra.
On voit cependant ici qu'on a employé un mot inadéquat, trop vague, qui signifiait "dérangeant", sans analyser QUEL dérangement, QUI était dérangé, et s’il était ou non légitime de l'être. Au lieu de dire "Rémi me dérange", ce qui signifie que c'est moi qui suis dérangé (être dérangé, ça veut dire aussi "loufdingue"!) "on dit il est anormal. La balle est jetée dans le camp de l'autre, celui qui dérange. Et toc. Mais on se dérange tous mutuellement ! Les hommes sont comme des hérissons qui devant le froid se serrent les uns contre les autres, puis se piquent, s'écartent, jusqu'à ce que le froid les force à se rapprocher etc... On a tous, en nous une différence dérangeante, des lubies bizarres. En général, cela passe inaperçu. Et on n'en parle pas, jamais, même à nos proches. Certaines lubies sont fécondes, par exemple, celle de Socrate, qui telle une mouche, interroge tous et les force à remettre en question leur certitudes, d'autres sont sans intérêt et d'autres enfin, dramatiques (le pervers). Il est d'autant plus grave de les avoir confondues en un même terme, «anormal», qui noie tout dans tout, induit en erreur et culpabilise: c'est une faute (l’erreur morale).
Amitié animale, Antigone et Malinghô
Le soleil se couche. Les nuages qui filent dessinent des figures étranges, fluorescentes dans le ciel de toutes couleurs qui flamboie: les grecs y auraient trouvé quelque présage. La température a enfin un peu chuté. C'est le meilleur moment. Les crickets grésillent de ça de là dans l'herbe, se répondant les uns les autres. Moins, depuis qu'Antigone - la dinde, trouvée blessée sur la route, évadée et rescapée d’un convoi vers l’abattoir- les débusque méthodiquement, son bec s'abattant comme un pilon dès qu'elle en a repéré un. Dommage. Mais Malinghô, depuis, n'est plus la même. Sa tristesse a fait place à de le joie. Hennissement, elle que l'on croyait muette, elle aussi ! parade en cercles larges puis plus serrés tout autour de la nouvelle venue, humant au passage l'odeur de l'oiseau, secouage joyeux de la crinière et du chanfrein, elle manifeste par toutes sortes de signes évidents une surprise plaisante. Une copine enfin, plus fréquentable que ces idiots de chiens poilus et farceurs. De l'anthropocentrisme ? Peut-être: mais la douce jument, qui laisse sans broncher le petit caniche lui voler ses croûtes de pain, ô stupeur, a chargé, tête baissée le puissant Drathaar qui s'approchait un peu trop de "sa" dinde piaillant de peur dans une intention funeste évidente. Après une demi seconde d’hésitation, le chien stupéfait a détalé ventre à terre: ses quarante kilos contre les quatre cent trente de Malinghô le chargeant ne pesaient pas lourd. Depuis, il ne se risque plus à attaquer Antigone. Malinghô connaît-t-elle sa force et sait-elle l'utiliser? A-t-elle voulu "protéger" l'oiseau d'un prédateur dont elle sait, elle, n'avoir rien à craindre ? A présent, lorsque le soleil se couche, elle la suit posément dans l'abri, renonçant à ses virées nocturnes au clair de lune. La masse de Malinghô placide derrière les trois kilos de la dinde déplumée boitillant, tête à queue, qui "rentrent" se coucher ensemble, le couple est cocasse et émouvant. Qui aurait cru que deux animaux si différents s'entendraient ainsi? Au point de manger dans la même gamelle? L'animal, comme l'homme, n'est pas fait pour la solitude.
Sixième chant
Ca va peut être vite. Mais avec l'écriture, on peut s'arrêter puis reprendre: cela ne vexe pas si le lecteur s'endort carrément. Poursuivons avec la solitude: ici, par exemple. Mais sommes-nous seuls dans la nature, si sauvage soit-elle ? Ne sommes-nous pas davantage seuls, perdus dans une ville ? Dans ces acols, la sensation de calme, de sérénité et de bonheur est presque ineffable (indicible.) Extatique. L'esprit semble libéré de ce qui l'encombre d'inutile: est-ce parce que l'on est haut dans la montagne et que l'on voit au loin, protégé pourtant par le demi cirque naturel que dessine le terrain ? Dans cet immense théâtre, sur ces gradins géants, le spectacle est grandiose, fait de vue et d'odeurs, mais quasi- silencieux. Ses seuls acteurs sont les plantes et les animaux. On se sent au dessus du monde plein de bruit et de fureur, dérisoire ; ce monde, peut-être n'a-t-il jamais existé ? On se sent apaisé. Près de Dieu ? Voire: il faudrait pour cela qu'il existe. Mais ici, on a tendance à le croire: une illusion peut-être, issue de la beauté et de l'harmonie. Les choses semblent là, éternelles, comme si elles devaient être à jamais. On peut, en extrapolant, imaginer une harmonie encore supérieure à la Nature, au delà de celle-ci, et qui l'aurait enfantée.
Mais le sentier impraticable défriché, le mur rebâti, les arbres morts tronçonnés et les acols autrefois montés pierre à pierre, tout cela est davantage dû au travail des hommes, des animaux, qu'à Dieu. A moins de supposer que celui-ci leur en a donné le courage ? Il va tout de même falloir un groupe électrogène pour pouvoir travailler le soir: la lune en ce moment ressemble, comme dit le poète, à une faucille d'or parmi les étoiles. Mais elle n'éclaire pas. La solitude apaise… Et pourtant…
L'enfer, c'est les autres
C'est Sartre (10), un philosophe contemporain qui est l'auteur de cette célèbre formule. La souffrance vient en effet, souvent, de l'autre: innocemment ou non, il blesse. Il juge, méprise, rejette. On est perdu. Comme chante Anne Sylvestre:
J' sais pas ce qu'ils me trouvent
C' qu'ils me trouvent pas…
Dans "Huis clos", (c’est le titre de la pièce dont est tirée la citation) trois personnages qui viennent de mourir, coupables chacun d'un crime, arrivent en enfer: après ce qu'ils ont commis, ils s'y attendaient. Mais c'est étrange: pas de diables, de trident, de feu, aucune des tortures imaginées. Un hôtel, une chambre, des meubles succincts mais confortables et c'est tout. Ils sont simplement seuls pour l'éternité. Le drame se joue à trois, le chiffre est intentionnel: c’est un mauvais chiffre (fille unique, j’en sais quelque chose.) Une des protagonistes devient amoureuse de l'autre, Estelle, une femme du monde, qui, elle, est attirée par le seul homme. Elle tente de le séduire en vain. Il la rejette, comme elle a rejeté la lesbienne. Elle est mortifiée: jamais aucun homme n'avait refusé ses avances: est-elle devenue laide ? Elle qui n'a vécu que pour et par sa beauté, le regard admiratif du désir, se venge, suscitant la jalousie de la lesbienne délaissée qui s'attaque alors à son rival, le forçant à dévoiler ce qu'il cache: son crime. Blessé, celui-ci va en faire autant envers elle. Estelle, démasquée, est à son tour mise sur le grill par les deux autres s'unissant un temps contre cette coquette manipulatrice odieuse. Ils s'accablent sans pitié. A un moment, Estelle tente de tuer son tourmenteur. Il rit. Il est déjà mort ! Cela ne finira jamais.
C'est Estelle qui comprend la première: nul besoin en effet de diables, de feu, de tridents, chacun joue pour l'autre le rôle de bourreau, le meilleur qui soit puisqu'il en est aussi la victime qui se venge, et non pas un simple exécuteur. Condamnés pour l'éternité à demeurer ensemble, ils se feront plus de mal que n'importe quel tortionnaire… Et ils ne peuvent se tuer puisqu’ils sont déjà morts. L'enfer, c'est les autres, en effet.
L'autre a le pouvoir de me rendre seul
Et cependant nous avons observé que c'est la solitude qui fragilise: anormal dit-on de quelqu'un qui s'écarte SEUL d'une norme (une ligne) pourtant floue et le plus souvent controuvée (inventée pour la circonstance). Alors ? L'enfer, c'est les autres ? Ou la solitude ?
Les deux. On ne peut vivre ni complètement avec les autres ni sans eux. On en a besoin, on se nourrit d'eux spirituellement : plus on les aime, plus leur approbation nous est nécessaire, plus on craint qu'ils ne nous abandonnent, comme dans la passion, et c'est alors notre dépendance qui nous pousse à les fuir. Enfin tranquille ! Car c'est l'autre qui a le pouvoir de me rendre seul, de m'isoler par son rejet. Si je m'abstrais (je me retire) moi-même, je ne redoute plus le rejet, je ne crains plus la solitude. Je suis ailleurs, hors d’atteinte. C'est pourquoi, perdu dans cette nature loin de tout, on se sent à la fois seul et serein: libéré des autres qu'il faut séduire et qui vont nous juger parfois selon des préjugés. Il y a donc plusieurs sortes de solitude: le rejet issu d’une sorte de racisme, et le retour sur soi volontaire, la mise à distance des choses qui libère. Les Anglais ont deux mots différents pour désigner les deux types de solitude, "solitude" et "loneliness". La pensée est ainsi: à la fois liée à l'autre, car je ne pense qu'avec l'autre c'est à dire avec et par des mots qui sont aussi ceux de l’autre, des idées qui sont la marque du groupe auquel j'appartiens, et à la fois seul car je dois retourner en moi-même pour réfléchir, critiquer. Lien et rupture à la fois. Aller et retour du monde à moi, puis de moi au monde.
Amitié humaine
Hier, dans l'obscurité, une ombre s'est détachée, derrière la murette du ponant. Lorsque l'on rencontre quelqu'un en ville, on ne le voit pas: le nombre submerge, noie l'individu. Ici, c'est forcément un ami. C’était le cas: Yves. On a parlé chevaux. Il veut replanter ses acols qui jouxtent les miens de vigne et d’oliviers tels qu'ils étaient autrefois. Juste pour le plaisir de reconstituer un paysage que cependant il n'a jamais vu ainsi. Une sorte de salut à ceux qui, il y a quelques centaines d'années, ont rapporté cette terre de la Cèze en bas, (comment?) aplani quelques faïsses, et planté. Pour nous. Sans eau, avec des chevaux ou des ânes, peinant dans la pierraille. Paysans et poètes. Ils ne pouvaient pas ne pas l'être pour avoir ainsi résisté. Yves l'est resté. Les protestants diront que c'est l'Esprit qui leur en a donné la force. Ou la faim. Mais c’est peut-être l’esprit qui les a affamés…
Septième chant
La pluie a cessé. Il faut aller voir le ruisseau: peut-être a-t-il resurgi, ce qui éviterait de monter l'eau. Sous ce soleil de plomb, c'est devenu une obsession. L’eau ! Il déluge, des oueds ruissellent qui laissent la terre blessée de craquelures, et puis, plus rien pendant des mois. La nature semble souffrir, écrasée de chaleur. De plus, comme si cela ne suffisait pas, les tirs de mines, au fond de la terre, ont cassé la roche et coulé quelques sources.
Le soleil séchera bien vite, mais cela aidera tout de même l'herbe à repousser. Ca commence à devenir bien ras. Les oliviers semblent surgir des broussailles qui les cachaient avant que Malinghô ne les broute sans hâte, paisible mais efficace. Le fourrage est dangereux à conserver ici avec le feu. Le risque est moindre pourtant à présent qu'elle a bien rasé les acols. Tant d'incendies ravagent les garrigues parce qu'il n'y a plus de moutons ou de chevaux pour les entretenir. Pins, salsepareille qui s'insinue partout, asperges sauvages, genévriers au raz du sol, crataegus acérés comme des poignards, romarins désordonnés, buissons ardents naturellement architecturés et oliviers, gorgés d'huile et de résine, grillent comme une gigantesque allumette à la moindre étincelle. Autrefois, dit-on, on allait de Perpignan à Menton sans voir le soleil, à l'ombre des bois qui bordaient sans discontinuer côte et intérieur des terres. A présent la roche quasi nue et le cagnard.
L'escalade continue. On est partis de la Terre pour remonter au Ciel. C'est à dire que l'on a commencé par la souffrance (dans notre exemple, liée à un divorce des parents) pour démonter la notion de coupable-victime (en reconnaissant les limites de cette simplification) ; on a alors obligatoirement atteint la notion de Cause et d'Effet avec tous les risques de glissade qu'elle comporte. Puis on s'est arrêtés le temps d'une pause à Platon : nul n'est méchant volontairement, la passion et le moyen (peut-être) de nous en libérer, pour grimper (c'était le plus rude) vers la notion de Normal et de rejet, le sens parfois dévoyé (inadéquat, faux) des mots et nous avons alors forcément butté sur le problème de l'autre (autrui) et de la solitude: enfer ou joie ineffable ? Après une brève station poétique dans la nature: harmonie divine ou humaine ?
— Vaine est la parole philosophique qui ne guérit aucune misère- dit Epicure- car de même qu'il n'y a pas de bénéfice dans la médecine si elle ne guérit la souffrance du corps, de même il n'y en a pas dans la philosophie si elle ne guérit celles de l'Esprit."
C'était l'idée de base: la souffrance, une fois comprise, serait diminuée d'autant, quasi guérie. On pourrait dire "nul n'est malheureux volontairement." Le malheureux serait, comme le "méchant", d'abord et surtout, ignorant. Voire. Ce n'est pas certain: il faut analyser, affiner ou même rectifier. C’était trop beau. Pour cela, on peut, soit s'aider des philosophes lorsqu'on les a lus, soit raisonner par soi-même (en fait les deux), c'est à dire pousser jusqu’au bout une idée afin de voir son point de fragilité ou même de rupture. D'abord le présupposé (ce dont on était parti): la philosophie sert à guérir l'homme des souffrances de son esprit.
La philosophie doit-elle servir ?
En principe, c'est l'outil qui sert: une faucille, une tronçonneuse, une pelle mécanique... L'homme n'a pas, comme la cafetière, à servir, ou plutôt il n'a pas QU' à servir. Il est aussi une FIN en lui-même: c'est pareil pour la philosophie qui est son mode d’être, l’expression de la spécificité humaine. Ce qui caractérise l'homme. Seul il philosophe: l’animal agit toujours en vue d’une fin immédiate liée à l’assouvissement d’un besoin, la faim, le désir sexuel. Par instinct. Il ne pense pas vraiment, même si on peut s’interroger sur certains cas limites, tant chez l'homme que chez l'animal. La "fin" de la philosophie serait donc elle-même ou la vérité qui s'y identifie selon Platon. La philosophie est, comme l'homme, sa propre fin. Il s'oppose ici aux philosophes (les sophistes) qui le précèdent. Pour ceux-ci, la philosophie serait l'art de persuader, et le langage, son outil. Persuader et non convaincre ! Convaincre signifie conduire vers le vrai par des arguments logiques, mais persuader au contraire c’est amener l’autre vers ce que l'on veut, ce qui nous arrange, que ce soit vrai ou non, par des manipulations: le savant convainc que la terre tourne, mais l'homme politique persuade qu'il est le meilleur candidat aux élections, tout comme l’épicier persuade son client que ses pommes sont succulentes. Cela n'a rien à voir. Pour les sophistes, ou du moins certains d'entre eux, le philosophe serait celui qui sait manier le discours (on dit le logos) de sorte qu'il parvient à recueillir à tout coups l'assentiment de son auditoire: on reconnaît, disent-ils, la vérité à cet assentiment unanime.
Oui et non. Les allemands ont été, dans leur majorité, nazis. Ils étaient certes manipulés. Mais le constat est là: le plus grand nombre n’a pas forcément raison. Ni forcément tort d’ailleurs.
Et puis le lendemain, un autre sophiste, voire le même, pouvait démontrer avec le même succès la thèse opposée! qu'est ce alors qu'une vérité variable, multiple, liée seulement à l'homme qui la promeut et à la candeur de ceux qui l'écoutent ? Mais nous n’avons guère sur les sophistes que les écrits de Platon leur ennemi et il faut faire attention à sa partialité. Si nous prenons comme modèle de la vérité philosophique celui de la science ou des mathématiques (1+1=2) éternel et, semble-t-il, unique, alors, il faut reconnaître que la ou plutôt LES "vérités" des sophistes ne sont pas LA vérité tout court. Si le savoir-faire de l'homme qui parle est la seule mesure de la vérité philosophique, celle-ci n'existe pas ou elle est inconnaissable, hors de notre portée. C’est ce que pensaient les sophistes : tout est relatif, il n’y a pas de vérité absolue. Et la philosophie n’est qu’un art, une technique de parler, de dire, d’écrire, de séduire, de manipuler les concepts, les idées. On l’appelle rhétorique.
Les sceptiques: l’homme est la mesure de toute choses
Les sophistes effectivement étaient des sceptiques c'est à dire qu'ils ne croyaient pas à la vérité unique et éternelle. La philosophie pour eux était l'art d'enchaîner des arguments: un outil, un jeu, une technique mais une technique qui servait davantage le pouvoir que le bonheur: leur art était souvent destiné aux hommes politiques.
Pour le reste, ils considéraient que tout était relatif:
— l’homme est la mesure de toutes choses" affirmait Protagoras, l’un d’entre eux, contre Socrate le maître de Platon.
Cette théorie (le scepticisme) offrait l’avantage de conduire à la tolérance et à un certain humanisme, contre le fanatisme. Rien ne sert de se disputer, tout le monde plus ou moins a raison, cela dépend seulement de l’endroit d’où l’on parle, etc etc… Cela pourrait être leur devise. Une devise pour homme poli en société! mais après tout, la tolérance est une vertu appréciable. Ne les blâmons pas sur ce point. Socrate, malgré sa bonhomie, a un côté fanatique…
Mais servir le pouvoir est plus discutable. Vaine est la parole philosophique qui ne conduit pas au pouvoir, auraient-ils pu dire. Vaine est la parole philosophique qui ne guérit aucune misère ? Le problème est déplacé: le pouvoir guérit-il des misères ? Conduit-il au bonheur ? Etre misérable est à coup sur une déréliction, mais le pouvoir comporte aussi une mise en évidence pénible et parfois cruelle: Clinton en dirait long à ce sujet ! voir ses minables batifolages exposés en détails devant une cour de justice impavide, sans pitié: une pipe ou deux? non, trois ! et tous de rire… ses excuses publiques devant les télés du monde entier sans compter sa femme qui mine de rien devait l’attendre à la maison de pied ferme… voilà les aléas de la vie politique. Qui pourrait le supporter ? Mais nous ne sommes pas président des USA... Cependant on ne choisit en général pas la misère tandis qu'on choisit le pouvoir. Mais l'alcoolique aussi "choisit" sa bouteille et le premier verre a semblé sans danger, agréable. Le pouvoir peut aussi représenter une drogue, une passion qui finit par écraser celui-là même qui l'a si âprement recherché. Oui. En voyant Clinton, j’ai pensé à Platon et au mythe d'Er.
Le mythe d'Er, batifolages de Clinton et Monica
Dans le Mythe d'Er, Platon raconte qu'après leur mort, les soldats valeureux ayant le droit de choisir la personne dans laquelle ils vont se réincarner optent pour l'inverse de celle qui fut la leur ! celui qui a été pauvre, las d'avoir passé sa vie dans la gêne, choisit la richesse, celui qui a été riche, ayant dû subir envie, flagornerie et solitude, préfère une existence modeste, et celui qui a eu le pouvoir auquel il a sacrifié vie individuelle et amoureuse souhaitera se glisser dans l'anonymat bienheureux d'un simple citoyen. Puis ils se réveillent dans le personnage qu’ils ont choisi, ayant tout oublié de leur volonté de l'endosser : le pauvre déplore alors sa gêne ; le riche, sa solitude ; l’homme politique, la cruauté des médias et le citoyen de ne pas avoir le pouvoir. Tous en accusent les Dieux de se lamentent de leur cruauté. Nous forgeons donc nos misères, et ensuite nous en accusons injustement le sort ou les Dieux. Vrai ? En partie, peut-être.
Le pouvoir ne conduit pas forcément au bonheur. Il peut certes guérir certaines plaies mais en suscite d'autres. Et celles qu'il guérit peuvent parfois sembler moins cruelles que celle qu'il occasionne. Remarque, il faut parfois se méfier des hommes politiques et Platon en était un, qui laissent entendre qu'ils n'ont accepté le pouvoir que pour servir. Ce n'est pas toujours vrai. Parfois, c’était pour se servir, on le voit bien avec l’actualité. Les deux notions, pouvoir et guérison des misères sont différentes, même si elles sont parfois liées. Si pour les sophistes, la philosophie est, comme pour Epicure, une technique, pour eux elle ne conduit pas au bonheur mais au pouvoir. Une technique est un ensemble de «trucs», quelque chose qui va vers un but. Acquérir le pouvoir, séduire, tromper et même réprimer cruellement, pour Machiavel (11) par exemple. Si on la considère comme une technique, la philosophie n’existe pas, c’est seulement un véhicule vide que l'on peut remplir de ce que l'on veut, vivres ou munitions.
Huitième chant
Vérité et bonheur
La notion de philosophie a éclaté: on voit bien que l'on parle d'autre chose. La philosophie constitue une fin en elle-même et non un moyen d’acquérir quelque chose d’autre, appelé fin. A la suite de Platon, on s'est beaucoup moqué, à tort peut-être, des sophistes: pour lui, il y a une vérité, unique et éternelle et la philosophie se confond avec ; c’est une quête (recherche) qui se donne pour but de la "voir" puis de la transmettre et se confond avec elle. La vérité est pour lui aussi réelle que le soleil: il faut la voir simplement, et non, comme le pensaient les sophistes, la construire. Soit. Mais la voir comment ? Par l’entendement ou par une révélation ? Et qu’est-ce qui nous garantit que cette vision est juste ? On le verra plus loin.
Le problème est alors encore déplacé: la vérité conduit-elle au bonheur ? Dans notre ascension (on dit démarche) qui partait de la souffrance, nous avons cherché des causes, et observé qu'elles n'étaient peut-être pas celles que l'on avait cru: nous nous sommes ainsi libérés de la haine mais peut-être pas totalement de la souffrance. Car il ne s'agissait que d'une vérité sur un problème précis, pas de la Vérité. Nous avons escaladé une marche ou deux seulement d’un escalier infini. On a découvert un atome de vérité. Qu'importe: la réflexion a désintégré en nous quelque chose qui nous broyait et c'est cette libération qui nous permettra peut être d'aller plus loin, de monter sur d'autres marches. Donc, même si je n'ai pas accédé à la Vérité, le simple fait de progresser, si peu que ce soit, vers celle-ci conduit à une certaine jubilation (joie active.) Par exemple, tu as revu ton père.
La philosophie trouve le bonheur
parce qu’elle ne le
cherche pas
La philosophie, recherche du bonheur ? Oui répondraient les stoïciens (12), mais c’était un bonheur un peu particulier !! Ils considéraient que la connaissance des choses conduisait à les accepter comme elles sont et à s'en satisfaire ! une philosophie héroïque et inhumaine qui a inspiré le christianisme et presque toutes les religions:
— Si ton fils meurt, désire sa mort: il ne t'a pas été donné mais prêté." Marc-Aurèle. (12)
En fait, tout dépend de l'atome de vérité que nous cherchons. Parfois une vérité est tragique. Si c’est possible, vaut-il mieux alors l'ignorer ? Si on craint de ne pouvoir la supporter, peut-être: mais restera l'angoisse, diffuse. Si on tente de la connaître, ce sera tout ou rien: ou bien on sera rassuré et alors ce sera, non pas le bonheur mais un soulagement provisoire, ou bien elle est inquiétante et alors il va falloir vivre avec. Mais si je vise à tout prix le bonheur, c'est-à-dire d’être rassuré, la recherche sera faussée: je vais être tenté de distordre (trafiquer) les choses et les concepts afin d'arriver à ce qui m’arrange! Comme l’autruche dit-on se cache la tête pour ne pas voir son prédateur. J’aurais en somme mis la charrue avant les bœufs. En maths, on peut certes proposer une fin précise à un problème. Par exemple lorsqu'on demande: "démontrer que…" La solution, déjà trouvée, est certaine et les objets mathématiques ne se laissent pas déformer selon notre désir. C’est comme un jeu. En philosophie en revanche où on peut manier les concepts incorrectement sans que cela n'apparaisse, pour qu'une recherche ait un sens, il ne faut que l'esprit demeure libre, ou alors il ne s'agira que d'un exercice formel, d'une virtuosité, un simple jeu de parole vide et parfois même malhonnête: de mauvaise foi.
Or dans une recherche technique, empirique, c'est à dire qui vient de l'expérience, ponctuelle et pragmatique, c'est à dire qui se veut utile, on part toujours d'un problème précis: comment faire monter de l'eau d'un acol à l'autre avec un simple tuyau sans moteur ? La solution, c'est la vis d'Archimède (13). Si l'on considère la philosophie comme la médecine de l'esprit c'est à dire comme une technique qui évite la souffrance, alors oui, vaine est la parole philosophique qui ne guérit aucune misère. Si !
Bonheur et soulagement. Philosophie et psychothérapie
Mais ici on parle de psychologie et non de philosophie. Et pourtant, même si on la considère comme une quête fondamentale de la vérité, la philosophie peut parfois conduire au bonheur, à condition de ne pas l'avoir cherché a priori c'est à dire d'être demeuré libre de toute détermination (but imposé). Mais le bonheur atteint par la psychologie et celui auquel on peut accéder par la philosophie sont différents. Le premier est celui que l’on recherche lorsqu'on fait une psychothérapie, lorsque tu vas chez Madame Gövaerdt par exemple: superficiel mais efficace. Tu lui parles -un peu- et l’écoute. Elle est gentille, tu te sens bien, et cela dure ensuite.
Le second bonheur est celui que l'on éprouve lorsqu'on a une vision, si fugitive soit-elle, de la vérité, soit tout seul, soit en lisant ou en discutant parfois: aléatoire, rarissime, mais inouï. Le premier serait soulagement, le second, joie active, miracle émerveillé. Ils n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Le premier peut-il conduire au second ? Parfois. Lorsqu'on va mieux, on est plus fort, donc plus capable de penser, comme n'importe quoi d'autre. Disons qu'il faut aller bien juste ce qu'il faut pour penser: trop bien et on s'endort béatement, trop mal et on plonge dans le gouffre. Il nous faut une certaine "quantité de calories de bonheur", éviter anorexie ou goinfrerie. Le mal-être qui permet encore de réfléchir sur soi est fécond s'il permet, à partir du dépassement de notre propre souffrance, d'accéder à la philosophie comme recherche du vrai en général: c'est à dire qu'à partir d'UNE souffrance, on s' s'intéresse à LA souffrance de tous, on dépasse notre singularité angoissante pour accéder aux autres dans leur ensemble … et du coup, notre souffrance s'envole... Puis plus loin à l'universel ! La catharsis, c’est cela. Donc les deux "philosophies" ne sont pas incompatibles: l'une se nourrit parfois de l'autre.
Les stoïciens (Les philosophes du portique, stoa en Grec)
Cela revient-il à dire comme les stoïciens qu'il faut accepter les choses telles qu'elles sont parce qu'elles sont, en dépit des apparences, toujours "bonnes"? Et qu'une chose qui semblait mauvaise s'avère finalement féconde ? Non, du moins pas dans la forme classique qui est celle des stoïciens: ce n'est pas en elle-même que la chose est bonne, c'est justement parce qu'on a l'a combattue qu'elle l'est devenue parce qu'on l'a changé et on s'est changé en la changeant. Comme un sportif de haut vol après une épreuve qui s'en trouve renforcé ensuite dans la vie quotidienne. Les stoïciens considéraient qu'il fallait changer notre désir plutôt que l'ordre des choses, immuable et "bon". Mais notre désir aussi fait partie de l'ordre des choses, zut alors ! Nous avons plutôt ici tenté de changer l'ordre des choses à partir de notre désir de bonheur. Après tout, nous sommes aussi des êtres de la nature, dans laquelle on trouve également poison et contre poison, toxiques et médicament. Mais dans le cas où la compréhension-même de ces choses ni aucun acte ne sauraient les changer, alors, en effet, mieux vaut changer notre désir. La mort d'un ami fait partie de celles-ci.
Car il y a plusieurs types de souffrances, celui, illusoire et souvent intime qui cède à l'analyse philosophique comme le mistral balaie les feuilles vers la combe où elles vont devenir humus fécond, cette souffrance-là provient d'une erreur que la réflexion corrige... mais aussi celui qui résiste à la réflexion pure et requiert (oblige), soit de la dépasser par l'action, ou, si c'est impossible, en effet l'acceptation. Il ne faut pas confondre les deux derniers: si rien ne sert de lutter contre le vent, il est possible cependant de combattre des injustices, si peu que ce soit et même de se servir du vent pour ça, c'est même un devoir. La prière quotidienne de qui se situe entre stoïcisme et activisme, nous tous, la voici:
Donnez moi la force de supporter ce que je ne puis changer, le courage de changer ce que je puis changer, et surtout l’entendement (la raison) pour discerner les deux.
Dormir
Dormir dans la cabane ce soir est tentant: redescendre, c'est rompre la magie du moment. Et voir le lever du soleil ici, sur ces douces hauteurs, dans cette anse pierreuse abritée, avec Malinghô, Antigone et les chiens, donne l'impression de guérir de nos peines. Plus exactement, qu'elles n'existent plus. Et même mieux: qu'elles n'ont jamais existé. Un mirage. Le monde d'en bas semble une illusion qui, vue d'ici, paraît incompréhensible: y retourner c'est rentrer dans un four brûlant. Dans la caverne. Comment a-t-on été suffisamment aveugle pour y avoir cru si longtemps ? Mais c'est peut-être là justement que réside l’illusion. Prendre pour une illusion ce qui était réel, et pour réel ce qui est illusoire. Est-ce dangereux? Ce n'est pas sûr car, même si c'est illusoire, le bonheur liée à l'illusion est souvent réel: ensuite il renforce l'être donc génère un bonheur véritable. Une illusion peut devenir vraie. Il faudra demain définir la vérité car la splendeur environnante brouille l'esprit.
Une illusion vraie ! C'est beau comme formule, mais je crois que je mettrais un point d'interrogation si je la lisais dans une copie d’élève. C'est là dessus qu'il faudrait dormir. Une illusion vraie. La souffrance n'existe plus: seuls existent le vent dans le micocoulier, les stridulations des crickets, et l'odeur de la garrigue dans le soir qui tombe, enivrante. Et au loin, dans l'écho, les chiens en meute aboient, note mélancolique, on les prépare à la chasse au sanglier qui va ouvrir bientôt et beaucoup en mourront. Fin de l'été, début de la pluie, et la longue route à faire. Ici, mourir ne dérange pas tellement, c'est rejoindre le chant du monde, ou l'ordre des choses, c'est tout et c'est si peu. En ville, si. Pourquoi ? Parce que la vie y ressemble parfois à une mort ? Ou parce qu'elle est ou semble plus intense? il y a toujours quelque chose à faire d'urgent et partir c'est laisser ces choses interrompues ? On ne le peut pas ! Ici au contraire, on a conscience de ne pas être indispensable, d'être si peu ! !
Neuvième chant
Le lever du soleil a été troublé par la sonnerie du portable: le monde existait bel et bien. Dommage. Le son était parfait, quatre barres. Malinghô, depuis qu'Antigone va mieux, a repris ses ballades gastronomiques au clair de lune: son rôle de garde-malade - garde-du -corps à présent lui semble moins contraignant. Elle continue d'aller se coucher à la tombée de la nuit mais dès que l'oiseau se ramasse sur lui-même en une grosse boule de plumes, elle ressort doucement à reculons, son énorme masse étonnamment silencieuse. On croirait qu’elle a "couché" bébé et sort discrètement au cinéma. C'est pour elle le meilleur moment: les mouches dorment aussi. En revanche, dès l'aube, la dinde s'agite, s'étire comiquement, le cou d'abord, puis aile après aile et enfin les pattes, lentement, doigts tendus, comme nous indique le prof de "stretching". Après tout, c'est peut être venu de là: la technique humaine imite parfois celle, naturelle, des animaux.
Le matin, les choses et les gens sont différents. Le grand type qui passe, toujours seul, grimaçant, en se tenant de longs discours embrouillés coléreux, armé parfois d'une tapette à mouches qu'il agite autour de lui en moulinets rageurs — il chasse les esprits — a "parlé" ce matin avec Malinghô qui semblait le connaître et même le guetter, museau dressé, attendant en haut derrière le mur. Adossé à la murette de l'autre coté, en surplomb, ô stupeur! il lui souriait et lui offrait des croûtes en "conversant" sur un registre amical normal: Roméo et Juliette dans la scène du balcon, un couple d'amoureux un peu particulier. Je ne l'avais jamais vu sourire ni personne m'a-t-on dit. Dès qu'il m'a aperçue, il a détalé comme un animal sauvage. Le virage passé, il reprenait ses éternelles diatribes vengeresses contre l'inconnu qui le harcèle sans répit, lui-même. Cette jument a des dons de thérapeute. D'ailleurs, Madame Gövaerdt aimerait l'avoir de temps en temps: il se passe des choses étranges et émouvantes entre le désespoir humain qui ne s'exprime jamais ou de manière si burlesque en ce cas et cette chaude masse de muscles placide -en apparence- aux yeux doux, qui semble écouter attentivement en hochant la tête gravement. Le psychanalyste est censé ne rien dire à son patient: seulement lui laisser découvrir, devant sa présence bienveillante et neutre, là où le bât blesse. Mais c’est souvent une pose! Malinghô, elle, fait ça naturellement. Il lui faut tout de même des croûtes sinon elle part brouter: ainsi le protocole (la règle) de la relation thérapeutique (l'argent) est respecté. O Freud*.
De l’amour à la vérité
La philosophie peut donc conduire à la guérison de certains de nos maux et à l'atténuation d'autres, d'une manière différente dans les deux cas: il s'agit là de deux sens différents du mot philosophie, le premier est le retour sur soi (on dit introspection) proche de la psychologie, le second seulement est la philosophie "pure" c'est à dire la recherche de la vérité en tant que telle sans autre but.
Or, il en va en philosophie comme pour les objets de la vie quotidienne, on ne trouve pas ce que l'on cherchait, mais souvent autre chose que l’on ne cherchait pas ou plus: j'ai perdu mes ciseaux mais en fouillant sous le lit retrouvé mes lunettes, qui me manquaient bien plus ! On peut trouver le bonheur en cherchant la vérité. C'est même la condition pour le trouver -parfois-. Car la philosophie qui aurait CE BUT ressemblerait à ces berceuses que l'on fredonne aux enfants pour qu'ils s'endorment paisiblement. Les Grecs appelaient cela le Terpnos Logos, le discours qui endort. De même, l'introspection qui nous libère des maux que nous nous infligeons à nous-mêmes, ensuite, peut déboucher sur une recherche générale de la vérité. On glisse donc d'une manière à l'autre de philosopher.
Platon dans le Banquet, c’est le titre d’un de ses textes écrits sous forme de dialogues, observe que, à partir de l'amour, au départ charnel, d'un homme particulier agréable à regarder, à toucher — il était homosexuel — on peut s'élever à l'amour de la beauté physique en général, puis à l'idée de beauté, et appliquer cette idée à la beauté intérieure, non matérielle, quel que soit le corps de celui qui l'incarne. Ainsi, Socrate, sale, en haillons est "beau"... et enfin accéder à l'Idée tout court. On a donc atteint l'idée (la vérité) à partir simplement du corps d'un beau jeune homme, ou jeune femme. Pas mal non ? Ici, on est parti plutôt de l'amour de soi et des autres, non charnel puisqu'il s'agissait des parents, mais peu importe, chacun son truc, de leur compréhension à partir d'un conflit, et petit à petit, après quelques mises au point, on a atteint la vérité, du moins son idée.
C'est justement là qu'il faut s'arrêter et chercher.
— Platon aimait les hommes ?
— Oui: les jeunes garçons du moins. La misogynie, du Grec miso: ennemi, et gyné: femme, avait atteint là son point ultime et logique. Si les femmes étaient des "volailles décervelées", je cite Socrate, alors, les aimer dégradait l'amoureux ! Les jeunes garçons en jouaient donc le rôle. Absurde? Oui, mais surtout inexact, une erreur, parmi d'autres. Les philosophes, du moins ceux dont l'histoire a conservé la trace, même s'ils nourrissent l'esprit humain, c'est à dire de chacun de trouvailles successives, remarquables et parfois géniales, aboutissant à une étape de progrès en dessous de laquelle, même si on ne les a pas lus, on n'ira jamais plus, les philosophes donc ne sont ni des saints ni souvent des révolutionnaires: ils sont enfermés eux aussi dans un groupe qui, par certains cotés, pense à leur place, et, s'ils remettent en question quelques uns de ses dogmes, des idées admises sans réflexion et qu'on doit admettre sous peine d'exclusion, ils en acceptent d'autres, jugés moins importants, ou même considérés comme "justes". Par opportunisme parfois, pour flatter les gens au pouvoir : il ne faut pas -trop- heurter le Prince, on le payait de sa vie. Par exemple, ni Platon ni Socrate ni Aristote n'ont vraiment remis en cause l'esclavage, fondement de la société Grecque. Quant aux femmes…
L'image du philosophe enfermé dans sa tour, coupé des choses et contemplant seul la Vérité éblouissante qui l'éclaire puissamment est une contre-vérité. La plupart étaient au contraire parfaitement à l'aise dans un univers social et politique, à un très haut niveau du pouvoir souvent. Proche du Prince, on est "libre", apprécié par tous puisque la faveur de celui-ci est fondamentale, mais aussi épié, envié, soumis à ses caprices et on doit se tenir sur ses gardes. Un mot de trop ou de moins et c'est la mort. Le pouvoir a ses aléas (risques)! D'où les atermoiements (tourner autour du pot) de certains. La ciguë, le poison que l'on a fait boire à Socrate, est au bout de chaque idée. Peut-être pose-t-on ici le problème à l'envers: ce sont les philosophes qui ont été mis sur un piédestal par le Prince dont on a conservé les écrits. Cela peut aussi être dû au hasard, le Moyen-Orient au climat sec a permis la conservation de manuscrits qui sinon eussent disparus… Ils sont devenus des "stars" parmi une infinité d'autres penseurs que l'on ignorera à jamais, qui ont croupi dans des prisons ou ont été brûlés vifs. Des penseurs dont parfois les célébrités philosophiques, par exemple Platon, s'inspirèrent discrètement ou ouvertement, en atténuant leurs idées trop dangereuses. Le système Athénien, "démocratique" un temps, favorisait les renversements de pouvoir. Par Prince, j’entends ici simplement celui qui le détient, qu'il l'ait acquis par des élections (mais qui vote?) par la force ou du fait de sa filiation.
Ces mouvements faisaient qu'un philosophe banni un temps se trouvait soudain sous les feux de la rampe et vice versa, mais de toutes manières, presque tous ceux qui ont surnagé ont été à un moment ou à un autre liés à un Prince qu'ils représentaient, parfois malgré eux.
Donc Platon était homosexuel. Normal, pas normal ? Pas plus que de parler trop, on dit logorrhéique, ou de ne pas parler du tout, on dit mutique, d'écrire la nuit dans cette cabane branlante à la lueur d'un groupe électrogène bourdonnant ou de converser avec Malinghô et Antigone.
— Si, tout de même !
— Tout ce qui nous paraît par trop différent semble anormal: la norme, au départ, c'est nous. Ca transparaît, informulé, dans tous nos jugements. Or philosopher, c'est précisément sortir de nous.
— Mais… Si tout le monde faisait pareil !
La règle universelle
— Oui. Tu retrouves ici ce que disait Kant* dans sa célèbre maxime appelée impératif (un ordre sans appel) catégorique:
— Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en règle universelle de comportement".
Si tout le monde faisait pareil… Tu as raison et tort à la fois. Si tout le monde était homosexuel, il n'y aurait plus d'enfants. Remarque, l'espèce humaine n'est pas en voie de disparition et ça ne serait pas plus mal ! Mais l'impératif Kantien marche-t-il pour des gestes aussi intimes ? N'y a-t-il pas une partie de nous qui échappe à une règle: notre intimité, notre plaisir ? C'est une zone neutre en nous, la plus profonde où seuls les régimes totalitaires ont voulu pénétrer. Un exemple : si tout le monde n'aimait que les pommes, il n'y en aurait plus assez pour tous et la formule de Kant, si elle s'appliquait, devrait donc nous imposer de refuser un aliment qui va devenir pénurique (rare) puisque tous le désirent. Mais si tout le monde le refusait, il deviendrait alors pléthorique (en excès)… La règle peut seulement indiquer de grandes lignes, par exemple "ne consommer que ce qui n'est pas pénurique et ne risque pas de le devenir" ou encore "ne pas faire de mal à autrui." Elle ne peut concerner un aliment précis ou un comportement spécifique sous peine de tomber dans les chausse-trappes (les ornières, les pièges) dont nous parlions tout à l'heure. Donc il y a en nous une part neutre dans laquelle le social ou même le moral, la règle universelle ne peuvent s'immiscer (pénétrer) sous peine de faire de l'homme un robot. C'est le plaisir, et la manière dont on le ressent.
Il est peut-être bon que nous soyions différents sur ce plan aussi. Cela évite la discorde, qui justement vient du désir d’un même objet. En ce qui concerne le sexe qui nous touche profondément, on a en effet plus de mal à "sortir de soi". Il est à l'origine de la famille, de la société, du plaisir et même de la joie. Il s'insinue, il EST partout dans l'existence, même dans les publicités pour des pâtes. Ce que toi tu aimes, les jolies filles, tu ne puis imaginer que d’autres ne l’aiment pas. Ce que Platon aimait, les jolis garçons, tu ne puis imaginer qu’il l’aimait. Mais au fond, ça n'a pas grand intérêt: tout le monde est d'accord ? Alors tout est bien.
Alors, anormal, l’homosexuel ? Si on raisonne en éleveur, on peut dire en effet que l'homosexualité est non productive d'enfants donc inutile et à bannir. Mais la grande majorité des actes d'amour n'a pas pour but la reproduction et l'homme n'est pas un éleveur de lui-même, bien que certains régimes politiques l'aient voulu ainsi. C'est d'ailleurs ce qui nous différencie des animaux: Malinghô n'accepte Milou qu'au moment de l'ovulation et à la minute près ! Avant l'heure, il risque un coup de sabot; après l'heure, il est congédié. Il n'est là que pour reproduire. L'homme veut, lui, le plaisir et non l'enfant. Par rapport à l'animal, sa sexualité, différente, est plus riche, démultipliée et imaginative. Il se représente mentalement l'objet de son désir, dans la pornographie par exemple, il réagit ou suscite une figuration de celui-ci, transposée et ensuite le recherche dans la vie réelle. L'animal, en principe, non.
Quoique... il semblerait que certains chimpanzés mâles, devant des diapositives supposées incitatives sexuellement, manifestent par certains signes clairement identifiables qu'ils reconnaissent bel et bien l' "objet" et se montrent intéressés… les scientifiques font parfois des expériences savoureuses… Si c'était avéré, ce serait une preuve que la sexualité des primates, très proches de l'homme, est aussi symbolisée. Il y aurait donc des sex symbols guenons, des Madona à quatre pattes en somme.
En l'occurrence, la sexualité peut être double: ces nobles Athéniens, mariés et parfois se forçaient (?) à faire l'amour avec leurs femmes pour avoir des enfants, le clan obligeait. Rarement dit-on. Je ne sais pas, je n’y étais pas. Peut-être en pensant à UN autre? Est-ce pire que penser à UNE autre ? Peut-on réglementer ce à quoi on a le "droit" de penser en faisant l'amour? Et qui sait si leurs femmes elles-mêmes ne pensaient pas à quelqu'esclave mieux fait et plus dégourdi qu'eux ?
Et la vérité dans tout ça ? On l'a bien laissée tomber. C'est ça avec la sexualité, quelle soit celle de Platon ou de quiconque: elle envahit et nous fait tout oublier. Ce n'est pas grave, on y arrivera tout de même. Kant et la première maxime de l'Impératif catégorique en valaient la peine.
C'est remarquable: la notion de normal avait déjà été traitée au début, mais d'une manière particulière, du sur-mesure. Pour toi seul. Du coup, devant une problématique, c'est à dire un ensemble plus vaste de problèmes intriqués, identique mais reliée dans ce cas à la sexualité, il a fallu y revenir et tout reprendre à zéro. C’est la preuve que le sur-mesure, s'il aide à comprendre immédiatement, parfois, ne suffit pas. Tu as parfaitement saisi que, même distrait, tu n’étais pas plus anormal que n’importe qui mais tu n’as pas su voir ensuite que Platon, homosexuel, également n’était pas plus anormal que n’importe qui. Mais il est vrai que la problématique était complexe. Ce n’est pas la même chose d’être homosexuel que d’être au chômage ou autiste. Mais on peut aussi être les trois. Ce sera la fin de ces sixièmes chants.
Cette fois, descendre est obligé: les autres existent Le portable ce matin l'a rappelé. Adieu provisoire à la lumière du soir. Peut-être cette nuit ? Les mangeoires sont pleines, les seaux aussi, l'olivier pansé. L'impression de travail accompli est prégnante, vive. Antigone dévore n'importe quoi sans dégoût, viande, légumes, mulots pourris, graines, herbes, pâtée des chiens, insectes, larves et même des pierres. Elle ne coûte guère et nettoie: les charognards éboueux des vigères sont rares à présent. Quelques uns ont été réimplantés: des vautours et des faucons dits "pèlerins". On les voit parfois, superbes en vol, décrivant de larges cercles réguliers, lentement resserrés, majestueux et maléfiques. Ils ont le temps: tôt ou tard, ils fondront sur leur proie. Vu de près, leur aspect effraie: rouges, écorchés, déplumés, avec leur regard enfoncé et au milieu un énorme bec crochu. Les premiers, domestiqués, n'accomplissaient nullement leur tâche. Ils rentraient au nid dès la tombée de la nuit quémander leur pâtée. Leurs enfants ont eu plus d'autonomie. Alors que leurs parents ne savaient pas chasser, eux ont commencé à traquer les proies et à fondre sur des cadavres comme de "vrais" faucons. On en est à la troisième génération: ils ne rentrent plus au nid et se débrouillent seuls. L'instinct, perdu, a été retrouvé. Ce sont les enfants à présent qui apprennent aux parents !
Dixième chant
Ce coup-ci, on n'y coupe pas: la vérité. On ne va pas s'en tirer avec la poésie et la magie de l'instant. Platon considérait à ce propos que le poète devait être exclu de la République idéale parce qu'il trompait les hommes, les maintenant par le plaisir qu'il leur procurait dans l'univers de la Caverne, la prison, le HLM avec la télé qui braille toute la journée et nous assomme d'images d'images. Du virtuel deux fois. Autrement dit, le poète les empêchait de réfléchir, de VOIR les choses "réelles" en leur en livrant une image merveilleuse faussée. Il les "scotchait" devant la "télé" de l’époque, le théâtre d'ombre chinoise. La jouissance en tant que telle est un obstacle à la pensée philosophique. Il faut la dépasser. Le poète, l'artiste est un magicien, un magicien dangereux. Qui va hésiter entre le plaisir qu'il procure et l'ennui qui est le fait de la vie réelle, parfois ? Platon lui élève donc une statue… Mais le jette dehors !
Epicure dit exactement le contraire: le bonheur, même acquis "extérieurement", de la poésie, de la musique, de la peinture conduit l'homme à exercer sa pensée et à se dépasser lui-même. Platon, semble-t-il ici, ne croyait guère à la Catharsis puisqu’il ne fait pas de différence entre les deux types de spectacles, celui qui incite et celui qui guérit. Il n'aurait probablement pas été d'accord avec notre manière de philosopher. Tant pis. Avait-il connu la misère qui obscurcit l'âme et enlève parfois tout désir de penser, de bouger, parce que la réflexion ne peut, croit-on, qu'être vaine, donc l'accentuer ? Avait-il connu la solitude, au sens anglais de loneliness, la mauvaise solitude, et la déréliction qui empêchent même de réfléchir en nous persuadant que cela n'a aucun sens puisque c'est NOUS qui le faisons et que nous ne valons rien ? L’angoisse devant le quotidien qui accapare et parfois, détruit ?
O, Platon, toi qui cependant contemplais des paysages semblables à celui qui s'offre devant nous ici, la philosophie permet de recoller des morceaux d'individualité brisée et la poésie qui exprime, enchante et soulage peut aussi être une impulsion pour démarrer, pour vivre. Il y a plusieurs manières de philosopher. Il a certes "raison".. mais je n'ai pas tort non plus!
La vérité, enfin
Qu'est-ce que la Vérité ? Au départ, la vérité, d'un discours relatant un fait par exemple, s'oppose à la fausseté: erreur ou mensonge lorsque celle-ci est volontaire. Bernardo dit qu'il a tué trois grives: mettons que ce soit vrai. On a donc un objet: le fait lui-même, la "réalité", et on s'y réfère. Voici les grives, on peut les voir, les toucher. Cela ne "trompe" pas. C'est le modèle initial de la vérité. Il y a un objet devant nous (les grives) que nous devons voir correctement, puis transmettre aux autres le plus fidèlement possible par le discours ou éventuellement l’œuvre d’art, le dessin, mais c’est plus aléatoire. Si nous y sommes parvenus, nous avons "dit vrai", il y a eu adéquation, concordance exacte entre la chose (la réalité, les grives) et ce qui en a été dit dans le discours. Le modèle est là.
Cela nous conduit à penser que vérité et réalité se confondent. La réalité, ce sont les grives et la vérité, le discours qui les désigne : il y en a trois et ce sont bien des grives. Bernardo n’a pas menti. Seulement voilà: il y en a TROIS. Or, si on peut toucher chaque grive observe Platon, on ne peut toucher le nombre TROIS. C’est ce qu’on appelle le concept. Le concept c'est ici le nombre et même l’idée de nombre sans lequel je ne peux pas compter. Ce qui me permet d'affirmer j'ai tué TROIS grives. Donc la simple formule (il y a trois grives) fait état non seulement d'une chose réelle que l'on relate mais d'une idée qui le permet, celle de nombre. Mais qu'importe à ce stade: il y en a bien trois, le chasseur n'a pas menti, même s'il a dit plus qu'il ne pensait. Il a dit vrai: la photographie de la réalité, qui utilise des concepts (mots et nombres) est fidèle. Même après que les grives aient été mangées, je reconstituerai parfaitement la réalité du phénomène. Il y en avait trois.
Mais qu'est ce que la réalité ?
Les choses matérielles ? On est partis de là en effet. Admettons-le pour l'instant. Ces choses, nous les percevons par les sens (ouïe, vue, odorat, toucher, goût). Or, ceux-ci sont bien faibles, parfois infidèles et même trompeurs: qui nous dit alors que ces choses, nous les percevons correctement? Les chiens par exemple entendent des sons que nous n'entendons pas: ils n'en existent pas moins. Si on extrapole, si on va plus loin en prolongeant approximativement une courbe dont le tracé est déjà commencé, on peut imaginer que nous ne connaissons des choses matérielles que ce que nos sens peuvent nous permettent de connaître. Une infime partie peut-être. Il se peut même que nous percevions ce qui n'est pas (les mirages par exemple) ou simplement que nous soyons trompés. Ce micocoulier dans la Vigère, je le vois mesurant quelques centimètres: il est centenaire et immense. Cela ne me trouble guère: je le sais et sans effort, corrige par comparaison, en évaluant les distances et ce que je connais de l'arbre, de sa croissance, du rocher qui le surplombe…
Voir, entendre, sentir, goûter, palper, c'est à dire percevoir par les sens, c'est en fait rectifier nos perceptions. Cela se fait "tout seul". Mais s'il en était que l'on ne puisse rectifier ? Je n'en ai aucune idée puisque justement je ne puis les rectifier, donc la question se pose: je suis peut-être dans un univers complètement ou partiellement fictif, dont la seule "garantie" est mes sens qui justement m'ont eux-mêmes donné à "voir" cet univers ! Vertige. C'est comme si on demandait à un laboratoire de contrôler lui-même ses propres résultats avec les mêmes moyens: il débouchera inéluctablement sur des résultats identiques. Le contrôle sera nul.
Cela donne le vertige ? Oui. Platon allait carrément jusqu'à affirmer que TOUT l'univers des sens, le monde matériel dans son ensemble était illusoire: c’est ce qu’il appelait le monde de la Caverne. Le seul monde réel, vrai, pour lui, était celui des Idées. Inversant ce que l'on nomme habituellement réalité et idée, il faisait de l'idée, immuable (qui ne bouge pas) la seule réalité, et au contraire du monde matériel, changeant et perceptible uniquement pas les sens, une illusion !!!
On résume
Le monde que je perçois est celui qui se laisse percevoir par mes sens, souvent déficients, infidèles ou trompeurs. Je n'en sais pas plus. Je peux effectivement imaginer qu'il est illusion.
Je n'en sais pas plus ? Si, justement. La réflexion, la raison, la science m'en font savoir davantage. Ne lis pas encore, si tu ne t’en sens pas le courage ou le désir (l’un entraîne l’autre) ce qui est en italiques. Attends peut-être encore un peu.
A lire après
Reprenons le modèle de la vérité-adéquation de l'esprit à la réalité dans l'exemple des grives. Voici ce qu'il devient à la vitesse supérieure. Le savant observe un ou des phénomènes, détecte une concordance, l'analyse, plusieurs fois, durant des années parfois et soudain le déclic se fait, il comprend enfin. Il a trouvé la vérité qu'il cherchait (ou qu'il ne cherchait pas.) La preuve: lorsqu'il refait l'expérience en laboratoire, il se produit ce qu'il attendait, les faits démontrent donc qu'il est dans le vrai. L'univers semble ici constitué d'une série infinie de mystères (et de souffrances): afin que nous les comprenions, un Dieu moqueur nous aurait donné quelques minimes indications (les choses) et des clés bien peu efficaces (l'intelligence, les sens), dont nous devrions nous contenter. Certains parviennent tout de même à lever un pan du voile épais: trouver le vrai à partir de phénomènes embrouillés semble un miracle, et cependant, à chaque trouvaille scientifique, philosophique ou technique, le miracle est réitéré. Il y a eu adéquation de la chose avec l'esprit. La réalité a été comprise, et ensuite elle peut même, parfois, être modifiée.
Mais on voit bien ici que cette vérité diffère de celle qui était liée au simple énoncé du chasseur. Dans cette adéquation-là de la chose avec l'esprit, c'est l'esprit (autant que les sens) qui a vu ce qui n'était pas tout à fait apparent: c'est à dire qu'il a mis de l'ordre dans les choses. Il les a interrogées et les a fait parler. Certes la vérité est ici aussi transcription d'une réalité qui existe d'abord, mais cette réalité semble si cachée et si complexe qu'on a plutôt l'impression que c'est l'esprit humain qui a mis son empreinte dans les choses: elles ne se sont pas données à voir immédiatement. Et la lecture de celles-ci (la vision) a plutôt été une traduction. Voire plus…
Passons encore à la vitesse supérieure
Le Verrier*, astronome du 18°, ayant observé la trajectoire d'Uranus, s'aperçut que celle-ci ne correspondait pas tout à fait aux lois physiques de la gravitation: elle était légèrement déviée par rapport à ce qu'elle aurait dû être. Catastrophe! Ces lois étaient-elles fausses? Non. Impossible. Alors ? Alors il imagina qu'elle devait avoir été déviée par un autre astre que l'on ne pouvait voir: il en calcula la masse, la distance et la trajectoire, simplement à partir de la différence entre ce qui aurait dû être et ce qui était effectivement… Et il découvrit ainsi Neptune, que l'on aperçut longtemps après, telle qu'il l'avait décrite. Il l'avait donc vu avant, avec ses formules physiques, avec les yeux de son esprit. Là, il n'y a même pas eu vision. Mais là encore, l'astre existait réellement. La vérité ici est toujours adéquation entre la chose (non perçue) et l'esprit (qui fonctionne en solitaire.) Mais ici l'esprit a accaparé totalement cette recherche sans souci des sens. La réalité a été dévoilée par CELUI-CI SEUL.
Passons encore une vitesse.
On arrive aux mathématiques. On suppose qu'elles auraient été inventées par des marchands, des banquiers, ou des propriétaires agricoles égyptiens qui, après les crues du Nil, voulaient retrouver chacun leur superficie exacte de terre. Là aussi, le vrai, c'est ce qui relate fidèlement et précisément une réalité qui existe d'abord (la marchandise, l'argent confié, la surface du terrain du propriétaire.) On est donc parti des objets, de l'observation qu'ils étaient plus ou moins nombreux ou vastes, on a alors symbolisé leur quantité par le nombre, d'abord figuré par les doigts comme font les enfants lorsqu'ils comptent, puis par des cailloux (calculs en Grec) et ensuite par l'abaque (le boulier des arabes) qui les classe en groupe de dix, enfin, par le signe (1,2,3) qui ne nécessite pas d'outil et permet d'envisager des opérations plus difficiles que sur le boulier. Ca pouvait donner: 10254763-10254785323. Et on est alors arrivé au nombre négatif: il n'existait pas réellement dans les choses. (La dette le figurait tout de même.) Mais ensuite, entre le nombre positif et le négatif, qu'y avait il ? Lorsque la dette était payée, par exemple, et l'avoir nul ? Le rien. Il a fallu symboliser le rien: le zéro, et là c'est important. Il n'existe pas dans la nature. Cela continue: on a imaginé qu'une lettre pouvait symboliser un chiffre, plus pratique, et même qu'un signe pouvait être utilisé lorsqu'on ne parvenait pas à effectuer un calcul nécessaire (racine de deux par exemple.)
Mais où est donc la réalité, à ce stade ? On l'a perdue! On a glissé insidieusement de la transcription d'un donné extérieur (les marchandises, l'argent, la terre) à l'élaboration d'une discipline mentale (un exercice de l'esprit) qui semble à présent en être totalement détachée et se suffire à elle-même. De même en géométrie. Lorsqu'on "pose" un triangle isocèle, on le crée. Il n'existe pas dans la nature, même si on est parti d'une image réelle (l'acol du haut par exemple) de triangle PLUS OU MOINS isocèle. Même chose lorsqu'on pose le zéro, ou la racine de deux.
Nous y voilà. La vérité est peut-être au départ adéquation à une réalité mais ensuite la dépasse largement.
Onzième chant
Voir et créer
L'idée d'un objet de la connaissance (mettons l’arbre) et d'un sujet qui le "voit" (moi qui le regarde) s'est petit à petit modifiée. "Voir" la vérité, pour celui qui cherche, le scientifique, le philosophe et surtout le mathématicien, c'est aussi la créer. Dans la relation entre la Chose (l'objet) et l'Esprit (le sujet) au bout du périple, du voyage, il y eu fusion, mais dans cette incorporation, l'esprit semble avoir dévoré la chose.
A la limite, on pourrait ici dire avec Kant que l'Esprit ne connaît des choses (intelligibles) que ce qu'il y a mis lui-même, tout comme les sens ne me permettent de connaître des choses sensibles que ce qu'ils peuvent en percevoir. Dans les deux cas, la vérité est simple relation entre sujet et objet, dans laquelle le sujet a dévoré l'objet. Elle est donc relative: toute vérification sur le fond, toute "objectivation" est impossible. Il faudrait pouvoir sortir de nous même (vraiment) afin de percevoir et comprendre (peut-être) autrement, c'est à dire devenir Dieu. La Vérité absolue est donc inconnaissable. Mais des vérités, en revanche, le sont: pour le mathématicien, il s'agit d'un jeu dans lequel le réel semble reculer de plus en plus, un jeu au cours duquel, à partir de ce que l'on a posé (qu'on appelle postulat) on pousse la réflexion aussi loin que l'on peut, sans être en contradiction avec soi-même, c'est à dire avec ce que l'on a "posé": un jeu dont on ignore ce qu’il va devenir. La vérité ici se confond avec la logique. Le mathématicien, comme le dormeur qui rêve, se "raconte à lui-même" une histoire DONT IL NE SAIT PAS ENCORE LA FIN, comme le dormeur.
On résume
La vérité se construit donc. L'idée d'objectivité (un objet se donne à voir devant un sujet qui le voit) a finalement éclaté. La vérité est relation, choix, recherche, esprit ET chose mêlés. Cela explique qu'il y ait plusieurs Vérités sans que cela soit forcément contradictoire avec l’existence d’une Vérité unique: il y en a plusieurs en effet, ou plusieurs expressions de celle-ci, selon la manière dont on use de son esprit (en mathématiques, physique, philosophie, cuisine, mécanique, ou simplement lorsque l’on relate un fait ou peint un tableau), selon le lieu de notre recherche (La Roque) et le moment (le 10 Août 2009), l'objet de celle-ci (une équation, un problème particulier physique ou philosophique, mettons le bonheur, ou la sauce au poivre Venise qui préoccupe Madame Rivas ou encore la deux-chevaux qui ne démarre pas...)
Ces "vérités" partielles peuvent-elles nous conduire à la Vérité, dont elles ne seraient qu’une image ? Sont-elles indépendantes de celle-ci ? Ou cela varie-t-il en fonction de ces "vérités"?
Mais d’abord, existe-t-il comme le croyait Platon UNE vérité, unique, qui contienne toutes les autres ? L'Idée, le concept ? C'est l'objet de la métaphysique: cela revient à se demander si Dieu ou un principe supérieur existe, ayant ordonné ce "réel" qui parfois semble harmonieux, mais que cependant je construis en le contemplant, en le connaissant. Mais Dieu s’il existe m'a construit moi-même. Je n'en sais rien. De plus, je varie: Platon me trouble certes lorsqu'il pose le monde sensible comme illusoire et j'admets qu'il peut avoir raison.
Mais quelque chose en moi y résiste (peut-être la passion) quelque chose en moi affirme comme Hume (13) qu'être, c'est sentir, qu'il y a un objet (sensible) et réel que je peux voir, même si je dois sans cesse le rectifier. Ce vent dans les micocouliers, je le sens, je les vois frémir, et, même en sachant que c'est peut-être une illusion, tout de même, zut, JE LE SENS.
On a peut-être grimpé un peu haut d'un coup ? Ne lis pas les italiques: c'est important de l'avoir écrit là où c'était, car c'est une démonstration-illustration de ce qui suit mais on peut le sauter dans un premier temps. Voire même tout sauter. On verra demain le mensonge et l'erreur. Bizarrement, c'est plus long mais plus simple que la vérité.
On se sent déçus après avoir parlé de la Vérité, certainement parce qu'on a douté de pouvoir l'atteindre: constat d'échec ? Ou nécessaire modestie de la philosophie ?
— Tout ce que je sais c'est que je ne sais rien" disait Socrate, le maître de Platon, qui cependant pensait que la Vérité pouvait être connue à condition de prendre conscience au départ qu'on ne la connait pas.
Ou vanité de celle-ci ? Non: demain peut-être, on aura compris comment s'y prendre. Peut-être pensera-t-on différemment. Evidemment, après Kant, Hume, et même Platon, il semble prétentieux d'énoncer que demain, on les aura dépassés: pourrait-on faire mieux qu'eux ? Oui, peut-être, justement parce qu'ils nous portent, nous conduisent. Même si tu ne les a pas lus, ils font parti de notre savoir commun qui constitue une toile de fond sur laquelle on réfléchit tous. Tu les as lus sans le savoir, comme tous. Ce qu'ils ont trouvé, je n'ai déjà plus à le chercher, ou du moins d'une autre manière, une bonne chose de faite. Oui, demain on aura une autre réponse, meilleure sans doute. Einstein notamment nous tirera peut-être de là:
— Le plus incompréhensible dit-il, c'est que l'univers soit compréhensible."
Il l'est. Un peu, cela, nous l'avons vu. C'est seulement l'existence de la Vérité, de Dieu qui posent problème. Seulement, la bonne blague ! C'est pourquoi les tâches matérielles qui accaparent le temps pourtant sont utiles: lorsqu'on philosophe, on ressent parfois une joie ineffable, celle d'une libération, mais il arrive aussi que l'on éprouve une impression de vertige, ou pire, d'inefficacité. C'est au fur et à mesure que l'on progresse, si peu que ce soit, que l'on s'aperçoit de la route qui demeure, immense, incommensurable avec ce que l'on a parcouru. Impraticable parfois. Il faut défricher, y aller à la débroussailleuse. Cela devrait être jubilatoire (rendre joyeux) on devrait avoir envie de courir, mais c'est parfois aussi décourageant: de nouveaux obstacles se révèlent au fur et à mesure que l’on en a franchi de moins importants, certains que l’on n’avait pas vus surgissent.
Les travaux qui se voient, outre qu'ils sont indispensables, soulagent l'esprit. Malinghô, Antigone réclament leur pâture. La nature exige débroussaillage et élagage sous peine de périr. Ou encore la maison oblige à faire le ménage, la cuisine... Peu de philosophes s'y intéressent. En règle générale, d'autres le faisaient à leur place. Spinoza (14) fait exception, ainsi que Tolstoï* plus romancier que philosophe, qui, le cas est rare, disait qu'il "ne croyait pas à l' humanisme de celui qui ne vidait pas lui-même son pot de chambre." Ils n'avaient pas le tout-à-l'égout à Yasnaïa Poliana, le domaine de Tolstoï, évidemment. Cela fait penser qu'il faudra étaler les tas de crottin sec qui parsèment le sol, sinon Malinghô ne broutera pas l'herbe qui poussera dessus, trop riche et même toxique… et cela donnera ces grosses mottes résistantes sur lesquelles nous trébuchons si souvent, qu’il faut ensuite enlever au béchard, tâche fatigante et inutile. Un travail, simple, accompli à temps, peut en éviter un autre, épuisant. Finalement, ça n'est pas déplaisant. Il faut seulement de bonnes vieilles bottes bien étanches.
La nuit est complètement tombée à présent: est-ce un chant particulièrement long ou les jours ont-ils raccourci ? Certains micocouliers commencent déjà à perdre leurs feuilles, d'autres non. C'est l'ennui: majestueux, splendides six mois, dénudés, tristes le reste du temps. Quant aux amandiers en fleurs, cela dure dix jours! Tandis que les viornes sauvages, les romarins piquants, eux, demeurent. La vigne vierge à l'inverse, commence à rougeoyer, bientôt elle flamboiera, resplendissante, bien longtemps avant de perdre ses feuilles. C'est le moment où la cabane qu'elle recouvre, et démolit ! ressemble à une image de conte de fées. Un avantage: la chaleur est plus supportable. Le riu n’a toujours pas rejaillit. Prier ? Souhaiter ?
Douzième chant
— Mais l'existence de Dieu me préoccupe moins que... mes problèmes d'argent, de chômage, de solitude: si je parviens à les résoudre, c'est tout ce qu'il me faut. Les autres questions même plus importantes me semblent minimes, j'y penserai après.
D’accord. L'individualisme est une position philosophique parfaitement compréhensible que nous adoptons tous à un moment ou un autre, parfois d'un jour à l'autre et même d'une heure à l'autre. En d'autres termes, il s'agit de sauver sa "peau". Lorsqu'on est dans une situation particulièrement difficile, chômage, manque complet d'argent, famille désunie qu’il faut prendre en charge à seize ans, dont on ne voit pas l'issue, il est logique de s'y attacher en premier, logique aussi d'être indifférent à des problèmes qui ne se posent pas "vraiment" pour l'instant à nous, logique encore d’éprouver une certaine rancœur: on nous raconte des "blagues", on aurait plus besoin d'argent que de philosophie.
Mais n’est ce pas la pire des souffrances que d’être réduit à mettre au second plan ce qui est justement le propre de l’homme, la philosophie ? Dans les difficultés de l’existence, nous sommes tous amenés à pratiquer ainsi. Les philosophes le disent rarement. Or, la cause du rejet de la philosophie et du philosophe est le ressentiment humilié qu’éprouve parfois celui qui ne peut pas ou croit ne pas pouvoir s’y intéresser. S’il avait conscience de la banalité de ce sentiment, sa rancœur s’en trouverait annulée et son intérêt pour la philosophie pourrait enfin s’exprimer. Le rejet de celui qui se croît rejeté par la philosophie (ou par autre chose) est un sujet philosophique intéressant. On n’échappe pas à la philosophie, à la pensée… Un exemple ou plutôt contre exemple : Boèce a écrit "Consolation de la philosophie" en prison, enchaîné et torturé avant d'être exécuté.
Philosophie et argent
On peut en effet vivre sans être sûr de l'existence de Dieu, ou de la Vérité: on ne le peut pas sans argent du tout. Mais, s'il arrive parfois que l'urgence d'une situation matérielle exige une immédiate solution, il se peut également que celle-ci soit dramatisée. On ne philosophe pas le ventre totalement vide, ni trop plein d'ailleurs mais il arrive que l'on soit anorexique: on ne l'a pas rempli volontairement. En fait, on ne philosophe pas SUR N'IMPORTE QUOI le ventre vide, mais on philosophe bel et bien sur la pénurie et d'autant mieux qu'elle nous touche ou nous a touché. C'est la raison pour laquelle peu de philosophes s'y sont réellement intéressés: ils l’ont rarement subie, parfois tout de même. On n'échappe pas à la philosophie: même l'attitude qui consiste à affirmer que l'on ne peut philosopher est philosophique et la réaction à l'urgence-même d'une situation est aussi "pensée" au préalable, donc issue de "choix", eux-mêmes fondés sur des valeurs. Non formulées souvent, mais qui n'en existent pas moins, puissantes.
De vieilles histoires: les Shadocks (les Shadocks et les Gibies étaient deux peuples imaginaires ennemis héros d'un dessin animé marrant)
Certains diront cependant que l'individualisme vient au départ d'un certain égoïsme et surtout qu'il est inefficace... il faudrait dépasser son «moi» pour atteindre ce qui est vraiment important, les autres, la société, la morale, les valeurs, la science, la vérité, Dieu… et ainsi, des problèmes qui semblaient accablants se dissoudront ou se résoudront d'eux-mêmes. Une souffrance peut en éliminer une autre, c'est à dire nous faire prendre conscience de sa futilité, par exemple c'est souvent après-coup que l'on s'aperçoit qu'on a été heureux, ce qui nous désespère parce que l'on a gâché irrémédiablement ce qui nous était donné sur l’instant. Le bonheur, la joie ou le plaisir s'apprécient au présent certes, mais toujours en fonction d'une situation passée. La joie est un accroissement de notre être (Spinoza) et le plaisir, disait ironiquement Socrate, c'est de se gratter lorsque quelque chose vous démange. Lorsqu'on lui enleva ses chaînes juste avant son exécution, le simple fait d'être soudain libre de se gratter le ravit.
De même, je perçois ici d'une manière plus aiguë la beauté des choses depuis que j'ai vécu dans l’univers dégradé de la banlieue parisienne. Avant, cette beauté me semblait naturelle: j'aurais peut-être pu, comme Bernardo, sectionner un jeune olivier ʺqui me dérangeaitʺ.
Les Gibies
D'autres répondront que je dois en premier me soucier de moi- même car si je vais mal, je n'atteindrai jamais rien du tout, pas plus les autres que la vérité. En fait, les deux extrêmes sont des écueils au milieu desquels il faut naviguer. Cela dépend aussi des souffrances particulières de chacun, même si elles se ressemblent, comme la philosophie c'est à dire l'écoute de l'autre l'apprend. La philosophie ne t'aidera pas à trouver du travail. Quoique… si tu sors de toi, si tu oses chercher sans redouter les innombrables refus, parler par exemple, si tu ne te dis plus devant quelqu'un (quiconque!) que tu ne pourras jamais le valoir, que rien ne vaut d'être tenté, tu auras tout de même plus de chance d'être écouté et trouver du travail. La philosophie n'est pas faite pour cela, mais elle peut aussi servir à cela. Aristote* disait que la vérité se situe toujours dans le milieu, c'est souvent le cas. "Je" suis effectivement important pour moi et je dois souvent prendre en compte mon mal-être en premier. Mais il ne faut pas se complaire dans une réflexion seulement sur soi. De plus, cela est impossible. On a besoin des autres, on est FAIT d'eux, de leur bien-être et de leur mal-être. C'est le nôtre.
Par exemple, si tu vas mal et que tu oublies de brancher la clôture de Malinghô, elle ira sur la route et les gendarmes me mettront une contravention pour "entrave à la circulation par animal sans cornes divaguant sur une voie publique sans autorisation" !!! 110 Euros. Un taureau, c'est plus cher, c’est normal, ça a des cornes. Mais pendant la Féria, ils sont autorisés malgré les accidents à chaque fois, une injustice parmi d'autres !
ʺChaque homme porte en lui la forme entière de l'humaine conditionʺ, Montaigne (15)
Chacun porte en lui tous les hommes, en effet, on l'a vu dès le début de ces Chants: en se cherchant, on trouve toujours les autres et vice versa, à condition de raisonner sans hâte.
ʺll ne fallait pas déranger Madame Rosa lorsqu’elle pleurait car c’étaient ses meilleurs momentsʺ (La vie devant soi, de Romain Gary.)
Mais il faut pourtant éviter de se complaire dans les larmes, la haine ou la compassion vis à vis de soi (et même vis à vis des autres.) Ces attitudes théâtralisées que tu reproches à ceux que tu aimes cependant font du mal à tous, même à ceux qui les adoptent et qui en paraissent soulagés. Ils n'ont fait que réouvrir leurs blessures à demi-fermées et en meurtrir les autres, sans chercher de solution, se complaisant dans leur souffrance devenue leur raison de vivre. Pour Madame Rose, certes on comprend, elle a connu les chants de concentration et les horreurs de la guerre. Pour d'autres, on s'agace parfois. Freud (16) appelle cela la névrose. A un moment ou à un autre, c'est une tentation commune. Il faut rectifier sans cesse nos comportements. Devant la souffrance ou même un ennui mineur, on a parfois tendance, comme l'enfant qui geint devant sa mère, à chercher à "se faire plaindre": mais, lorsque cette attitude est conservée, plus tard et même exagérée et systématiquement réitérée (répétée), c'est l'inverse qui se produit. La souffrance s'augmente avec son expression amplifiée, non rationalisée. Et on fuie ceux qui réclament, exigent ou suscitent la pitié, sentiment déplaisant qui avilit à la fois celui qui l'éprouve et celui pour qui il est éprouvé. Il faut donc chercher, chercher sans cesse… Mais rationaliser, est-ce toujours dépasser, soulager ou guérir une peine ? La dépasser ? Oui, par définition. Mais la soulager ?
Oui puisqu'en cherchant, je trouve l'autre et qu'il ne s'agit plus ici de pitié mais de solidarité. La pitié conduit à plaindre, la solidarité à s’aider réciproquement. La pitié blesse et isole, la solidarité renforce et réunit. A partir de deux êtres, se constitue une entité, (un "groupe") plus fort que la somme arithmétique des deux.
Un homme plus un homme, cela fait bien plus que deux hommes. Guérir ? Non en effet. Ou pas totalement. Disons, une marche seulement de gravie sur l'escalier. Quelles sont les causes d'un mal-être: la famille ? Le chômage ? Peut-être cela l’accroît-il en effet. Mais, en ce qui concerne la famille, c'est parfois facile: on a là une de ces clés passe-partout que l'on utilise au hasard pour ouvrir n'importe quelle porte. Lorsqu'un jeune va mal, on incrimine (accuse) souvent les parents. Et s'ils sont au chômage ou divorcés, tout est dit. Les salauds ! La pauvre garçon ! On ne cherche pas davantage, l'enfant s'est rangé tout seul dans une case. Ce n'est pas juste, ni vrai. Parfois, peut-être ? Mais pointer un coupable, ou une cause rassure, même les parents ! or une idée trop arrangeante risque d’être fausse.
Se cacher parce qu’on est seul et le demeurer parce qu'on est caché
Des causes, il y en a d'infinies, mêlées inextricablement, et aboutissant toujours à un intense sentiment de solitude, d'abandon dans un monde hostile qui broie. Or, chacun cache à l'autre les mêmes plaies, ou des plaies se ressemblant à gros traits. Cacher, se cacher: c'est l'habitude, en société: dans toutes, plus ou moins ! Mais selon les cultures, on ne cache pas les mêmes choses. Peut-être cela vient-il d’un passé très lointain: celui qui ne pouvait suivre la horde, représentant un danger pour tous, était sans doute sacrifié. Même un animal malade cache sa souffrance. Nous n'avons perçu la blessure de Malinghô qu'à sa boiterie lorsqu'elle virait au galop droit. Elle ne se plaignait pas même lorsqu'on lui nettoyait les soles. Sentait-elle que cela risquait de la conduire à l'abattoir ? Nous avons honte de nous-mêmes, tous, devant les autres. Comme dans la pièce de Sartre, nous sommes chacun juges et bourreaux les uns des autres. Parce que nous avons un rang à tenir, nous nous devons d'offrir une image convenable, physique (des vêtements corrects), une bonne santé "morale" superficielle (la politesse), sociale (un travail, un minimum d'argent, une maison)… etc
Or il y a toujours, et POUR TOUS un endroit où nous faillons (où ça ne va pas). Même minime, il peut nous sembler énorme. Résultat: nous agissons à rebours de ce qu'il faudrait. Nous nous taisons, nous nous cachons, nous mentons, y compris à nous-mêmes. Sartre * appelait cela la mauvaise foi. Si bien que notre sentiment d'étrangeté s'accroît encore: on est dans un cercle vicieux qui nous isole de plus en plus. Les stoïciens disaient que les choses sont ce que nous en faisons. Pas tout à fait. Mais elles sont AUSSI ce que nous en faisons. Et il est vrai que nous créons nous-mêmes certains de nos maux.
Par exemple, au cours d'un repas de noces réunissant deux familles, chaque groupe, sur ses gardes, masque soigneusement ses "tares" ou ce qu'il croit telles : il faut absolument éviter de mentionner la tante Julie qui a été internée, surtout ne pas évoquer la condamnation du jeune Gérard qui a fait six mois à Fleury ou le grand père Martin mort de cirrhose. Mais s’il arrive qu’un enfant dévoile incidemment l’une de ces affaires, les autres sont soulagés, la glace est rompue. Eux aussi ont un pépé picoleur, un père au chômage et un vieil oncle bizarre. Mais qui a le courage de le dire ? Les enfants, souvent, parce qu'ils ne se rendent pas compte: on les gronde ensuite. D'autres aussi que souvent on mésestime, des "simplets". Parfois, la naïveté est voulue: ce sont des philosophes. Les philosophes ressemblent aux enfants ou aux simplets.
Treizième chant
L’ Allégorie de Zorro
Nous sommes éternellement comme deux prisonniers, rivés (attachés) par un anneau aux deux coins opposés d'une pièce, affamés, auxquels un Dieu cruel a donné à chacun la clef de la chaîne qui assujettit l'autre. S'ils veulent se libérer, il faut qu'ils se la lancent mutuellement. Mais QUI va commencer? La jeter à l'autre, c'est courir le risque qu'il se détache et, au cas où il conserverait la nôtre, nous asservisse, nous mange peut-être. Ne pas le faire, c'est être voués à une mort commune. Ils n'ont pas le choix. Ils sont condamnés à être libres dirait Sartre. Ils conviennent alors de se lancer ensemble les clés qui se croisent. Dans le meilleur des cas, ils se délivrent mutuellement. Mais il se peut que l’un d’eux, méfiant ou pervers, n'ait jeté à la place qu'un leurre: s'il parvient, lui, à se détacher, l’autre, en revanche, se trouve alors à sa merci. Il peut alors lui tendre sa clé ; mais aussi le laisser périr de faim ; lui céder quelques miettes de son festin ; ou le réduire en esclavage en allongeant seulement sa chaîne ; lui promettre de le libérer sous condition, ou en faire son repas.
L'autre constitue une menace potentielle que nous devons deviner. Trop confiants, nous risquons d'être brisés ; trop méfiants, de briser puis d'être détruits à notre tour dès que la situation se reproduira avec un protagoniste moins crédule, car les acteurs changent. Si certains, d’emblée, ont eu l'intention de réduire l’autre à leur merci, il arrive aussi que celui qui a rusé ait simplement été abusé auparavant. Pour ne pas être encore asservi, il a du se donner les moyens d’asservir, (même si ensuite il libère effectivement le malheureux dupé.) Ce qu’il avait subi d'un coupable, il l’a reproduit, plus ou moins, contre un innocent: celui-ci, après, fera de même vis à vis d'un autre A l'infini…
Gandhi aurait dit que le mal, la violence s'enchaînent et s'augmentent, comme un torrent qui détruit tout sur son passage, et qu'il faut briser cette progression, quitte à le payer Irons-nous jusque là ? Parfois, oui.
Une angoisse peut en annuler une autre
Mon angoisse est la même que celle de l'autre mais elle s'exprime différemment, sur des questions particulières. Savoir que l'on n'est pas seul constitue un infini soulagement et parfois même, guérit. Pas toujours cependant. On se libère par l'action ensuite. Agir domestique, apprivoise l'angoisse. C'est la raison pour laquelle certains sont "speedés", ce que tu me reproches. Lorsqu'il a fallu soigner Malinghô, l'urgence a fait s'éloigner les autres problèmes et la joie lorsqu'elle fut tirée d'affaire les occulta (fit oublier) définitivement. Mais avant l'acte, si on le peut, il faut se retourner, plonger en soi-même, le peser. Nous le faisons rarement: par paresse ou à cause de l’urgence d'une décision à prendre parfois.
La philosophie est cette recherche active du vrai, quelle que soit la forme qu'elle revête, même la plus modeste, pour pouvoir ensuite agir à bon escient. Mais le vrai sur une question particulière peut être dans un premier temps effrayant: c’est la mort, ce vers quoi nous allons tous. Ou le chômage définitif, dans l'exemple dont nous étions partis, puisqu'il n'y a ici que peu de travail. Mais ensuite, si nous dépassons notre moi, si nous ne nous percevons plus comme le centre de l’univers mais comme un élément mineur de celui-ci, il est plus facile de l’accepter: la mort est nécessaire à la vie, c’est dans l’ordre des choses, une borne commune qui nous bouche l'horizon infini. Un achèvement. La tâche est accomplie: «tout est bien» aurait dit Kant juste avant de s'éteindre.
Il y a donc un — ou des — passages pénibles comme lorsque l'enfant naît. Dans l'utérus, il était bien et croyait que c'était pour toujours. Puis on le force à sortir, on l'expulse, il s'étouffe, ne sait pas se servir de son corps, de ses poumons, parfois il reste coincé un temps plus ou moins long dans le passage. La philosophie est ce passage. Après être sorti, l'enfant pourra respirer lui-même et ne sera plus sous la dépendance de quelqu'un qui le fait à sa place, il sera libéré de sa gangue, existera vraiment, avec ce que cela comporte d'angoisse: l’aléa de l’existence, c’est sa fin reconnue, la mort et sa menace constante, la chute, la perte, la déréliction. Le bonheur dans l'utérus, puis la naissance qui est souffrance, l'angoisse lorsqu'on s'étouffe, le tunnel dont on doit absolument sortir sans pouvoir retourner en arrière, la peur de l'inconnu, la tentative vaine de faire machine arrière symboliquement qui conduit à une vie amoindrie, végétative, ensuite seulement, la libération, mais aussi le provisoire, c'est le parcours qui mène à la sortie de la Caverne semi obscure où on se croyait heureux. C'est la naissance de l'esprit. Les Grecs appelaient cela la Maïeutique, l’accouchement de l’âme.
De nos jours, on pourrait plutôt imaginer des hommes qui, enfermés dans un immeuble étroit, dans leur lit, fenêtres fermées, regarderaient en permanence à la télévision des sitcom et croiraient que c'est la seule réalité. Cela ne te dit rien ? La Caverne moderne en effet, on y est tous plus ou moins. Il y a quoi ce soir à la télé ?
L’ordre des choses
On n'a pas parlé de l'erreur. C’est une très longue histoire, aussi longue que l’humanité. Ce sera pour demain et les jours d’après. J’ai éprouvé à t'entendre sur l'inefficacité pratique de la philosophie un certain malaise. La faiblesse de ma réponse — au fond tout à fait stoïcienne — ne me satisfait pas. Changer son désir par la compréhension ?! Parfois, cela marche; mais pas toujours... sauf que, répétons le, mon désir est ici inclus dans l'ordre des choses. Ordre nullement extérieur à l’homme. Le monde est aussi modelé par lui. S’y soumettre passivement reviendrait à consentir à la loi du plus fort. L'efficacité de la philosophie ? On ne répond jamais sauf que le philo n'a pas à servir, ce qui est une pirouette. Et puis ceux qui philosophent, d'emblée convaincus, jugent vain de le démontrer — ils ne sont pas des camelots — et ceux qui refusent, persuadés du contraire, rejettent ou croient rejeter justement la philosophie…
Ces deux mondes différents ne se voient même pas: comment pourraient-ils même se disputer ? C'est peut-être pour les réunir que ceci est écrit. Marx (17) aurait toutefois apporté de l'eau à ton moulin. Selon lui, seule l'action révolutionnaire peut libérer l'homme. Il faut donc dépasser la philosophie, bien qu'elle ait été l'impulsion de la prise de conscience de notre malheur, de l'injustice et des moyens de la vaincre. Philosopher puis agir. Philosopher et agir. Des actes qui seul pourront amener plus de justice et liberté ; tout ce qui manque à ceux qui n'ont rien pour vivre. Ce n'est pas faux. Mais cette théorie a souvent conduit l'individu à se fondre dans un "parti" aux idées agglutinées, parfois dirigé par des chefs qui offrent et imposent des solutions absolues qu'il faut accepter sous peine de rejet. Le bonheur de la fusion dans un parti, un groupe familial autoritaire ou un groupe quelconque se paie du renoncement définitif à soi, de la soumission à un pouvoir. Il peut être illusoire et dangereux. Le Goulag (les camps de concentration de Staline) sont parfois au bout.
L’ordre des hommes
Aujourd'hui, on a d'ailleurs du mal à répondre comme Marx, même si Dédé, toujours identique au militant communiste qu'il fut, tient encore exactement ces propos là. Après tout, le bruit et la fureur des Goulags n'ont pas encore atteint Saint-Jean de Valériscles, cet îlot protégé, cette réserve de certitude rassurante et de fraternité. Il a gardé une foi intacte, malgré dix-sept ans d'usine, puis le chômage, les trahisons, son divorce et l'alcoolisme. Il a peut-être raison. Comment pouvons-nous, en cinquante ans, juger ? Nous voyons l'histoire à la mesure de la goutte dans laquelle nous sommes plongés, qui tourbillonne certes en ce moment. Ce n'est peut-être qu'un mauvais passage.
Mais l'Histoire? Le grand fleuve d'Héraclite ? Nous ne l'apercevons jamais en totalité. Nos erreurs ne sont peut-être que visions partielles que nous croyons complètes.
— On ne se baigne pas deux fois dans l'eau d'un même fleuve" disait-il, au sixième siècle avant Jésus-Christ. On verra demain l'erreur. Aujourd'hui, tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien.
Terre Cévenole
Il n'y a plus assez d'herbe à présent: il va falloir monter du fourrage. Malinghô s'attaque aux Viornes, arrachant parfois les petites branches à sa portée. Manger est pour l'heure sa première préoccupation. Tout aride qu'elle soit, la terre a cependant donné: cela pourrait être la conclusion pratique de ces Chants. Nos ancêtres en ont vécu. Mal. Les figues et le raisin évoquent mélancoliquement la fin de l'été: on ne sait plus si on les aime tant leur saveur lui est depuis toujours associée. Mort et vie à la fois: les feuilles tombent en même temps que le fruit explose, gorgé de sucre et du soleil passé. La rentrée des classes menace au loin. Un peu de joie, très peu d'argent. Joie et peine à la fois, tout est mêlé. Comment pourrait-on avoir l'un sans l'autre ? Même le chômage qui te taraude, il arrive que l'on puisse, lorsqu'on ne le connaît pas, se figurer qu'il procure quelqu'agrément, le souhaiter même. C'est aussi la liberté de disposer enfin de temps.
Les oiseaux, moineaux et hirondelles, se régalent des figues les plus hautes que l'on n'atteint pas, chaudes, gorgées de jus, les meilleures évidemment. Ils se préparent au long voyage qui les attend. Même la vigne, jamais taillée depuis des années, grimpant le long du mur de l'acol du haut ou dans les mûriers fournit un raisin consommable quoique peu engageant, aux grains minuscules que les promeneurs cueillent. Les envahissantes asperges sauvages que Malinghô dédaigne donnent aussi à profusion. Et à Saint-Jean, les châtaignes et les ceps, jamais tous ramassés, nourrissent les sangliers dont les sabots et le groin ne craignent pas les bogues. L'arbre à pain, comme les Cévenols appelaient le châtaignier, cet arbre qui les a fait si longtemps vivre, bois, chauffage, farine et fruits à profusion conservés tout l'hiver. Ce fut un arbre quasi-sacré, comme l'olivier, plus ancien, auquel on vouait un culte dont on a trouvé les traces dans des ruines de la chapelle à Saint-Jean, autrefois temple païen. On l'implorait pour qu'il produise, on lui parlait à Noël, on défilait en procession devant lui.
Quatorzième chant
La guerre des Saints
Des processions, il y en a eu une en ce moment à la haute chapelle perdue tout en haut de Saint-Sauveur dédiée à Saint-Privat afin qu'il pleuve. Une heure de marche sur l’adret abrupt, éreintante, dans un sentier de chèvres empierré. Mais le nouveau curé a fait sommairement élargir l'ancienne draille et une noria de quatre-quatre amène les plus vieux des pèlerins, dangereusement cahotés. Le saint est toujours clément: on le prie vers le vingt Août, forcément ! Survivance du paganisme? Sa statue, jetée derrière la chapelle à la lisière de l'oliveraie et remplacée par une nouvelle, rutilante, a été redressée, nettoyée et remise sur un socle de rocher par des fidèles indignés... qui refusent à présent de pénétrer dans la bâtisse. Ils persistent dehors, sous les chênes kermès et les oliviers, à vénérer le "vieux" saint. Qui adorent-ils ? L'arbre, le saint ou la statue ? Le curé les chasse et tente de les ramener à la raison, c'est à dire à l'intérieur, comme des chèvres égarées: en vain. Ils ou plutôt elles, car le mouvement de dissidence est mené par une farouche Antigone de quatre-vingt cinq ans, reviennent par l'autre coté.
Ce jeu du chat et de la souris, cette année, a rendu la messe plus plaisante qu'à l'accoutumée. Le curé a cédé: s'ils voulaient prier dehors, libre à eux, Dieu leur pardonnera. La pluie qui survint fut interprétée différemment. Pour les dissidents, le vieux saint montrait là qu'il appréciait leur inébranlable fidélité. Pour les loyalistes au contraire, c'était leur juste punition. Car les schismatiques dehors furent trempés. Les Cévenols, et surtout les Cévenoles sont durs aux intempéries de tout ordre, psychiques et physiques, comme leurs ancêtres, dans le "désert" qui résistèrent aux dragons de Louis XIV. Ils résistèrent aussi à la pluie de saint Privat. Aucun ne fut même enrhumé malgré le mistral glacé et impitoyable qui s'était ensuite levé, un miracle en effet.
Les religions se combattent: l'une vainc, celle qui a eu la force des armes ou de la conviction, tous se convertissent, mais dans l'esprit, enfoui, ressurgissent parfois des réminiscences d'un ancien culte oublié et méprisé.
Les Oliviers "sacrés" cette année sont couverts de fruits. Cet hiver, il faudra les cueillir, les moineaux ne les mangeront pas tous. Il y a encore des jarres dans le four à chaux, immuables et intactes qui n'attendent que la potasse, les olives, et surtout notre courage. Astuce et économie des paysans, ils se servaient ensuite de l'eau rougie par l'acide des fruits pour laver et teindre les sols de terre cuite ternis. Le résultat est excellent. Pourquoi ne le ferais-tu pas ? Puisque de toutes manières, le temps ne te manque pas… Oliver, mettre en jarre, dix fois, vingt afin d’expulser l’acide, puis aller vendre au marché… Un certain manque de foi peut-être ? Mais… Et les maux que l'on se crée soi-même, qu’en dis-tu?
Bernardo a livré deux sacs de graines pour Malinghô, les balançant par dessus la murette. Carrément. Il ne s’embête pas. L'un s'est écrasé. Ce n'est pas grave, elle mangera par terre ce qui reste: la langue des chevaux, extraordinairement habile, parvient à sélectionner entre plusieurs brins d'herbe exactement celui qu'ils veulent. Elle a repéré le four à chaux au flan du rocher, où l'on serre les sacs, malheureusement, et, depuis qu'elle est guérie, s'enhardit jusqu'à y aller voir, arrêtée par la barrière sommaire qui en ferme l'issue. Hier soir, elle observait attentivement, oreilles dressées, le rangement: deux lacunes à travers les planches, des deux cotés, posent problème. Elle risque d'atteindre ses sacs et de mourir d'indigestion. A ce moment, ma tête allait sans doute de droite à gauche, puis de gauche à droite: comment les boucher solidement afin qu’elle n’aille pas faire une razzia ? Concentrée, je réfléchissais. Soudain, je sentis une chaude présence derrière moi: silencieuse, derrière moi, Malinghô, cou tendu, effectuait en cadence exactement le même mouvement. Je ne "pensais" pas seule: elle avait sans doute la même "idée" -mais inversée-.
Une idée ? Pas vraiment: une idée suppose une représentation et ensuite le passage mental (par la relation causale) du singulier au général, voire à l'universel, à l'aide du symbole, le mot (par exemple, l'idée du bien, du bon). Non, Malinghô n'a pas vraiment eu une "idée", mais un comportement qui, s'il semble orienté uniquement en vue d'une fin précise (le "bon" à manger) est tout de même susceptible d'anticipation, d'opportunisme (elle guette l’occasion) et de distanciation. Lorsqu'elle observe de loin, attentivement, les deux espaces entre les planches, les yeux brillants de convoitise et les oreilles dressées, elle semble se rapprocher mentalement de l'objet désiré et supputer ce qu'elle va pouvoir faire de l'aubaine offerte: introduire son museau si possible dans une des lacunes et atteindre le sac convoité.
Quinzième chant
L'erreur
L'erreur provient selon Descartes de ce que nous désirons savoir plus que nous ne le pouvons: il y a un fossé entre notre appétit infini de connaître et les capacités de notre entendement, limitées. Du coup, nous nous précipitons, autre cause d'erreur, et nous imaginons savoir ce que nous ignorons. Nous nous en "persuadons" nous-même. Certaines erreurs sont immédiatement détectables: en mathématiques, par exemple. D'autres, en revanche, la majorité, ne le sont pas, ou très longtemps après. Cela ne veut pas dire que l'erreur n'existe pas. Mais elle n'est visible qu'à une échelle non humaine: quelques centaines d'années, parfois davantage. Cela fait dire à tort à certains que "toutes les opinions se valent et qu'il est donc vain d'en débattre." Non. Mais la philosophie avance en rectifiant ses erreurs, posant d'autres hypothèses, attendant qu'elles soient confirmées... à pas de tortue, goutte d'eau après goutte d'eau. A échelle de l’individu, on ne voit qu'à peine ses progrès.
— Nous reprendrons cette discussion dans cinq cents ans" avait coutume de conclure un professeur à la fin de ses cours.
Mais "le bon sens, disait Descartes, est la chose du monde la mieux partagée", c'est à dire que les hommes sont tous à peu près pareillement intelligents. Mais ils ne savent pas utiliser leur raison et partent souvent d'un jugement faux qu'ils poursuivent sans l'avoir remis en cause. Leur raisonnement, même juste, débouche alors forcément sur l'erreur.
Explication:
L'idée en elle-même, par exemple, du beau, du bien ne peut être fausse: elle est. C'est le jugement qui l'est parfois. Le jugement qui attribue à l’idée quelque chose. Le jugement qui relie deux idées entre elles, une idée à une valeur, le bien, le mal. Par exemple, lorsque je dis: mentir est mal. Le jugement est une prise de position, un choix rationnel à partir d'une infinité de possibles. Souvent, ce que nous prenons pour des "idées" ne sont en fait que des jugements: un seul mot créé pour la circonstance donne alors l'illusion d'avoir affaire à une seule idée, simple, "évidente". On ne s'aperçoit pas que ce mot est un agrégat, un mélange compact de plusieurs idées: ayant attribué implicitement à un phénomène précis une valeur on en a fait un mortier. Le jugement est une prise de position sur des phénomènes ou des idées. L'habitude conduisant à l'accoutumance et à la passivité, le jugement ensuite, pris pour une idée indiscutable devient à son tour valeur de base… La chaîne se déroule à l'infini. Et on obtient une pyramide de certitudes simples qui ne sont que des amalgames successifs de jugements souvent faux ou discutables s'empilant les uns sur les autres. L'erreur est un mauvais jugement. Quelles en sont les causes ? Le plus souvent, elle est issue d'une confusion entre deux valeurs différentes attribuées par commodité à un même phénomène mal ou pas du tout observé. Ou encore, d'un lien de causalité inadéquat: c'est ce que nous avons vu tout au début de ces "Chants", lorsque ton père disait sortir parce que ta mère ne l'aimait plus et que celle-ci affirmait au contraire qu'elle ne l'aimait plus autant parce qu'il n'était jamais avec elle. Ou aussi d'une mauvaise observation, parfois inévitable, du réel, ou enfin de ce qu'un jugement se donne pour UNE idée indiscutable. La plupart du temps, les diverses causes se mêlent.
Tout au long de ces Chants, ce sont bien les erreurs que nous cherchons à débusquer: la philosophie ressemble à une traque. Mais si nous admettons que la Vérité est inconnaissable immédiatement, comment accepter alors l'idée même d'erreur ? Ce n'est pas contradictoire: même si on ignore ce qu'est la Vérité, en revanche, on sait détecter certaines erreurs. On ne sait pas où est le sanglier mais on sait qu'il n'est pas là. La philosophie, dans sa traque, procède ainsi par élimination. Effaçant sans rien inscrire, détruisant sans reconstruire, du moins immédiatement, elle donne parfois une impression d'inachèvement, de malaise. Mais c'est provisoire: il faut éliminer le faux pour ensuite laisser apparaître ce qui est.
Des Prud'hommes à Copernic
Des exemples d'erreurs, en voici.
Reprenons les divers cas. D'abord, le premier, celui où il y a confusion de deux ou plusieurs valeurs différentes. Lorsque, dans le conflit qui oppose un ouvrier à B., son ex-patron, certains jugent par avance que B. qui est un homme "bien", a "raison", ils confondent deux valeurs très différentes: la réussite sociale et la "valeur" individuelle, au détriment de la réflexion sur le fait précis en cause. Or, B. est peut-être un chef d'entreprise efficace, un maire soucieux de ses administrés, un ami fidèle, mais dans ce conflit précis, il n'a pas forcément "raison": il ne "vaut" pas davantage moralement que son ouvrier et faire l'économie d'un raisonnement précis sur des faits, c'est pré-juger. C'est une des erreurs les plus classiques. Ceux qui les commettent peuvent être de bonne foi quoique passifs: ils acceptent réellement le préjugé. C'est pratique. Ou au contraire ils peuvent être de mauvaise foi : iIs ne veulent pas s'attirer d'ennuis de la part du plus fort. Ils peuvent aussi choisir l'incapacité ou l'ignorance, refuser de prendre position, prendre la mesure et la direction du vent. Ainsi, ils ne vexeront personne et ne se mettront pas en opposition avec un ou des personnages redoutés. C'est la position des "apolitiques", des pleutres ou des paresseux. Des sages parfois. Ici, la fausseté du jugement provient d'un amalgame de deux valeurs différentes, la ʺréussiteʺ individuelle — c'est à dire le plus souvent sociale— et la valeur morale, chacune en elle-même ʺvraieʺ. B. a ʺréellementʺ réussi... son entreprise! Sa valeur individuelle de créateur d'entreprise existe vraiment. Mais ici elle n'est en aucun cas identique à la valeur morale (qui existe aussi réellement, par exemple l'altruisme, la solidarité) car elles appartiennent à deux domaines différents. Assimiler l’une à l’autre est un jugement rapide et fallacieux. Fautif. Ici, c'est la base qui est fausse: ce qui se donnait comme une idée évidente était la confusion de deux idées différentes. Du coup, le phénomène, le conflit patron ouvrier n'a pas été observé ni envisagé dans sa complexité: on ne s'en est pas donné la peine puisqu'on croyait déjà tenir l'explication. A quoi bon ?
autre cas d'erreur
Le lien inadéquat ou simpliste entre deux phénomènes existants réellement est l’erreur classique du Front National par exemple. Il y a trop de chômage, il y a beaucoup d'immigrés, renvoyons donc les immigrés et on réduira le chômage. Là aussi, on part de deux phénomènes "réels", le pourcentage de chômeurs et celui d’immigrés, mais on effectue un lien inadéquat entre les deux. Simpliste. On pourrait de la même façon dire: "il y a trop de viornes qui envahissent la garrigue, et trop de sécheresse: supprimons les viornes et on aura plus d'eau". Ce serait le contraire: les viornes retiennent l'eau et surtout le sol. Sans eux, la terre coulerait et, nu, le rocher serait stérile.
Kant illustre ce phénomène par une belle image: la colombe qui lutte contre le vent peut croire lorsqu'elle peine que sans celui-ci, elle irait plus vite. Or, au contraire, sans le souffle du vent qui la soutient, elle tomberait à pic. Ce n'est qu'une image car l'oiseau, naturellement, semble calculer son plan de vol comme un ordinateur de bord sophistiqué. La physique mesure ce que la colombe sait, elle, d'instinct. Il y a un point de décrochement dangereux lorsque le vent arrière pousse fortement un avion ou un oiseau et, en cas de bourrasque, il vire contre celui-ci pour se maintenir en l'air. Même s’il fait du surplace.
Seizième chant
Ce que je vois n'est pas ce qui est !
Ceci est un troisième cas d'erreur, le plus courant. Le phénomène a été, en toute bonne foi, mal observé. Lorsque nous disons que le soleil tourne autour de la terre nous avons vu par le petit bout de la lorgnette, de notre seule place, tourner le soleil. C'est indiscutable, il tourne bel et bien autour de nous ! Que ce soit eux qui tournent, les hommes mirent des années à l'envisager tant cela semblait impossible, absurde. On voyait l'inverse ! Car enfin, lorsque je tourne, je me rends bien compte que je tourne observaient les hommes avant Galilée. Oui, certes… Mais lorsque c’est mon support qui tourne ? Lorsque, lors de la fête foraine du quinze août, on monte sur la fameuse roue tournante dont les chariots, en s'élevant, pivotent à vive allure sur eux-mêmes en décrivant des tours complets, on s'aperçoit à quel point nous nous croyons au centre de l'univers: collés à notre siège par la force centrifuge (qui éloigne du centre) nous perdons en un instant complètement nos repères: la terre semble soudain surgir au dessus de notre tête. Or, nous sommes tous sans nous en apercevoir dans un manège tournant et nos "repères" eux-mêmes ne sont pas plus fiables (dignes de foi) que ceux que nous acquérons dans la roue de la foire. Le système (on appelle le manège tournant que constitue la terre en rotation un système) nous donne une image faussée du réel, du mouvement des astres. Lorsque celle-ci change immédiatement, sans être plus ou moins fausse, nous éprouvons un vertige, une sorte de terreur. La perte de ce que nos perceptions nous montraient d’habitude est terrorisante. C'est ce qu'a du ressentir Galilée lorsqu'il a eu l'intuition que c'était la terre qui tournait autour du soleil et non l'inverse. En philosophie, nous éprouvons parfois le même vertige, un vertige intellectuel, lorsque nous prenons soudain conscience qu'un repère, un concept, une idée avec lesquels nous vivions depuis toujours était erroné, n'existait pas. C'est jubilatoire et en même temps désespérant: tout ce temps perdu ! Une philosophie qui marque est une philosophie qui a su débusquer certaines erreurs, convaincre, et faire monter l'esprit humain sur une marche en dessous de laquelle il ne redescendra jamais plus. Le hasard aussi a joué: historiquement, cette pensée était "bien placée". Elle arrivait au bon moment.
Dans ce cas-là d'erreur (le géocentrisme de géo, terre) on a inversé le sujet et l'objet de la rotation. Sans s'apercevoir que nos sens étaient simplement les "nôtres", limités, et aussi sans prendre garde à notre place dans l'univers, on a cru voir l'ensemble: on n'a vu qu'un pan minime d'un "tout", qui nous dépasse, une feuille dans l'oliveraie. Cela vaut pour la plupart des erreurs. Par exemple, l'ouvrier, agressif envers son patron, avait peut-être subi auparavant une injustice. Où était la cause, où était l'effet ? Sans doute y a-t-il eu interrelation. Pour le savoir, il aurait fallu suivre toute l'histoire depuis le début, voir le tout. Cela n'est jamais possible. Tous les phénomènes sont nécessairement observés partiellement: ceux qui sont en amont sont ignorés. On doit donc les "déduire" par notre raison à partir du discours tenu par les deux protagonistes, si on peut ou si on veut les entendre: c'est là que réside la part de subjectivité qui conduit à l'erreur. Certains parlent mieux que d'autres, et surtout il en est que l'on ne veut pas écouter: c'est cette surdité partielle qui constitue le sol du parti-pris. Mensonge ? Erreur ? Préjugés ? Les trois. L'erreur est vision partielle qui se donne pour totale. Liée aussi au manque de modestie. Il n'est rien de plus exaspérant que de s'apercevoir que l'on n'est pas écouté. Les sophistes enseignaient que la philosophie était l'art de parler, de persuader: certes elle est bien plus que cela, mais cet art est tout de même déterminant. Comment se fera-t-on comprendre si on ne sait pas aligner en ordre ses arguments et les restituer ? Si un discours semble trop passionnel, complexe, voire, (lorsque celui qui le tient ne sait pas bien s'exprimer) incohérent, les oreilles se ferment aussitôt: paresse, indifférence, mépris.
— Tais-toi...
Ou pire, rien. Le silence et la porte fermée. C'est une raison de plus pour philosopher: il faut apprendre à se faire comprendre et entendre. Dans certains cas de préjugés, la tâche est rude. C'est peut-être pour cela que certains écrivent: la solitude permet de se donner le temps de réflexion que l'on n'a jamais devant l'autre, qui exige en général une réponse immédiate ou qui refuse d’écouter. La page blanche, docile, restitue plus ou moins ce que l'on voudrait dire, et que souvent on doit taire.
Ecrire, disait Alain*, c'est parler sans être interrompu.
Quatrième niveau de l'erreur enfin
Nous avons pris pour une idée ce qui est un ou plusieurs jugements, c'est à dire une suite. En général, de telles erreurs proviennent d'une «évidence» implicite rarement formulée. C'est ce qui arrive lorsque l'on qualifie un enfant que ne s'exprime pas d'anormal: cela est "indiscutable" croit-on, au point de superposer (confondre) les deux termes sans s'interroger. Or l'idée même d'anormal constitue en fait un triple jugement qui signifie: il est bien d'être normal, être normal c'est être comme "tout le monde" et "tout le monde, c'est moi et mes copains proches." Et toc, prend ça sur le bec.
Les quatre causes et niveaux d'erreur se mêlent. Le flou de la valeur initiale (le "bien") est parfois, et sa fausse attribution à un comportement anodin, est un jugement situant sur le plan moral ce qui n'est que pratique, anodin, ou lié au hasard. Par exemple, lorsqu'on sous-entend que la réussite sociale est "bien" et que celui qui l'a réalisée ne peut qu'être "valeureux". Et le jugement peut aussi être issu d'une mauvaise observation des faits, des phénomènes, ou même d'une absence d'observation: on croit avoir compris, c'est "évident" et il n'est donc pas nécessaire de regarder les faits bien à plat. Dans une HLM, les disputes s’entendent: on en "déduit" que ceux qui y vivent sont plus violents que ceux qui possèdent une maison isolée, donc que X est violent et Boyer non. Rien de moins sûr. On n'a vu qu'un pan de la réalité que l'on a pris pour le tout. Tout cela se mélange et cause l'erreur, qui provient en effet de notre désir ou de la nécessité de savoir plus que nous ne pouvons savoir et de notre répugnance à reconnaître notre ignorance.
Quelle est la solution pour éviter l'erreur ? D'abord douter. Douter de tout. Et tout reprendre ensuite soi-même, lentement. C'est Descartes, entre autres, qui nous l'indiquera. On le verra demain.
On va devoir arrêter là ces chants pour ce soir car il va faire nuit: il faut impérativement boucher solidement les lacunes de la barrière vermoulue. Malinghô semble décidément avoir "compris" comment atteindre graines et fourrage: comme les brebis de Madame Marquès, elle s’étoufferait si elle dévorait tout d’un coup. L'erreur, pour l'heure, serait de la laisser seule devant cette aubaine qu'elle guette patiemment, faussement placide, sans rien oublier. Son regard tout à l'heure et même maintenant, la position de son chanfrein dressé, son cou oscillant portant haut la tête, ses narines frémissantes, son agacement tout à fait inhabituel vis à vis d'Antigone qui, mystérieusement affairée, tourne et retourne comme d'habitude entre ses sabots, au point de l'avoir poussée un peu vivement du coude pour s'avancer jusqu'à l'extrême limite de son point d'équilibre comme on bouscule un enfant qui nous sollicite juste au moment le plus passionnant d'un livre, tout cela indique clairement son «intention» coupable. Certaines erreurs semblent plus graves que d'autres, même si c'est une illusion: les erreurs pratiques, liées à la vie quotidienne par exemple, sont lourdes de conséquences parfois. Là, il y a en effet urgence et surtout il est à notre portée de l'éviter.
La jument nous observe. Ironiquement, dirait-on, mais c'est sûrement de l’anthropocentrisme. Il faudrait une barrière en fer comme celles qui, devant les portes des écoles, empêchent les enfants de traverser lorsqu'ils sortent en courant. Ici, loin de tout, il faut faire avec ce que l'on a. Le micocoulier, que le vieil idiot d'à coté a abattu parce qu'il faisait, dit-il, de l'ombre à son potager, fera l'affaire. Au moins n'aura-t-il pas été sacrifié en vain.
Dix-septième chant
Le droit de propriété, ode à un micocoulier abattu
A qui appartenait-il, au fait, cet arbre venu seul, il y a cinquante ans, à la limite de cette terre? Et, à présent qu'il est abattu et grossièrement débité ? Cela n'a l'air de rien mais le problème n'est pas mince. A qui appartient la terre ? Est-il légitime, se demande Thomas d'Acquin, de se l'approprier, puisqu'elle est l'œuvre de Dieu seul ? A celui qui la cultive ? Dans la bible, tous les cinquante ans, il y a une redistribution. L'idée n'est pas mauvaise. Car au départ, cela a dû se passer ainsi.
Les hommes ont commencé par cultiver la terre au hasard des lopins jugés fertiles. Pas de pénurie, tout va bien. Mais il y eut des aléas, mauvais temps, ravages, et parfois disette... Certains, mettons mieux armés, plus habiles ou plus culottés, avaient "pris" plus qu'il ne leur était nécessaire ou simplement davantage produit. Trop pour leur famille, leur clan. Ils avaient donc engrangé le surplus. D'autres, malchanceux ou plus faibles, peut-être insouciants ou malavisés dans leur choix de lopins, qui sait ? se sont trouvés en manque. Parfois, il y eut l'entraide. Les premiers ont offert quelques sacs, par générosité ou par peur du pillage. Mais ils ont aussi dû planter des clôtures, garder leur récoltes, s'armer peut-être. La lutte provient de la pénurie, de la faim. Les hommes la connaissent toujours. Certains eurent aussi une idée plus funeste et qui perdure, une idée qui fonde notre système : ils voulurent se faire payer leur surplus, non pas en argent puisque l'argent n'existait pas ou que le pauvre n'en avait pas, mais par le travail de celui qui avait faim. Celui qui réclamait pitance fut asservi, esclave ou domestique. Par la suite, il cultiverait pour l'autre, à sa place, ses champs. Si bien que le riche devint encore plus riche et ainsi de suite. Mais il se peut aussi que l'affamé, organisé en horde pilleuses, devienne ensuite le favorisé etc... C'est pour cela qu'il a fallu les lois et des sanctions. Une histoire simple. Trop simple.
Car ces lois, par qui furent-elles édictées ? Pour qui ? Pour tous ? Pour sauvegarder la paix ? Sans doute. Par qui ? Mais d'abord par celui qui au départ avait intérêt à préserver ses richesses, évidemment, c'est à dire le plus fort. Des richesses qui étaient le fruit de son travail certes. Mais aussi du travail des autres. Pour quoi ? Pour éviter les guerres de clans, soit. Mais encore, par qui ? Parfois, par l'affamé organisé en groupe, pesant de tout le poids de sa détresse. L'affamé devenu provisoirement le plus puissant. C'est ainsi que l'on peut dire avec Rousseau que le plus fort ne l'est jamais pour être toujours le maître s'il ne transforme sa force en droit et l'obéissance en devoir. C'est le droit de propriété issu de l'agriculture qui fonde l'inégalité ou du moins la renforce, par la loi et la sanction. Le meilleur... et le pire. Inévitable donc juste... mais parfois injuste ou augmentant l'injustice. La rendant légale. Incontournable. L'homme, un loup pour l'homme ? Si c'est le cas, la loi est nécessaire en effet pour éviter les guerres, le sang. L'homme, spontanément bon et charitable ? S'il en est ainsi, la loi est inutile. Mais l'homme est les deux à la fois !
Bon. Restons dans l'événement précis. Un arbre qui pousse à la lisière d'un lopin, mais qui fait de l'ombre à un autre, à qui appartient-il ? Celui qui n'en est pas le propriétaire a-t-il le droit de l'abattre ? Non. De l'exiger de l'autre ? Oui. Mais lorsqu'il n'y a plus personne sur la terre depuis longtemps ? C'était le cas. Et lorsque l'arbre est mitoyen, celui qu'il gêne a-t-il le droit de sectionner sa moitié, ce qui équivaut à détruire l'arbre entier ? Et de même, à qui appartiennent les fruits produits dans un champs ou une forêt communaux ? A tout le monde ? Soit. A-t-on le droit de les manger ? Oui. Tous ? Non. De les cueillir ? Cela dépend. De les transporter ? Non, en principe. De les vendre ? En aucun cas. De s'en servir à des fins commerciales ? Pas davantage. A quel moment décide-t-on que le fruit est à nous ? Lorsqu'on l'arrache ? Lorsqu'on le pèle ou le sort de sa bogue s'il s'agit d'une châtaigne ? Lorsqu'on le met dans sa poche? Lorsqu’on le cuit ou le transforme, les olives par exemple ? Lorsqu’on y porte les dents ? Le travail modifie l’objet naturel: transformé, il devient nôtre.
On verra. Pour l'heure, pas de scrupules ! nous allons décider que cet arbre, même mort, coupé par un voisin qui ne nous a pas demandé notre avis, nous appartient: il poussait, sa souche le montre, ici exactement, chez nous donc, et n'aurait jamais dû être abattu. Certes le bonhomme l'a débité, il a fourni un certain travail, lui a donc ajouté une valeur supplémentaire non négligeable, mais tant pis. Et puis ça m'arrange car on en a besoin immédiatement. Les paysans se servaient des micocouliers, au tronc très droit et au bois solide, pour étayer leurs constructions et pailler leurs cultures. Dommage de gâcher des arbres si majestueux, si naturellement architecturés, ombrageant tout en laissant toujours passer quelques rais de soleil et de ciel à travers leurs feuilles fines, élancées et bien réparties, à la différence des tilleuls compacts comme des parasols trop obscurs. Des arbres si courageux aussi qu'ils poussent parfois sur la roche-même, presque sans terre, sans eau ou si peu, fouettés par le mistral et brûlés par le soleil de Satan. Sans manifester, à la différence des oliviers aux troncs noueux et torturés, dans leur allure élégante et légère, la dureté de leur sort. Telles les héroïques femmes du dix-neuvième siècle, étouffées dans leurs corsets, martyrisées par leurs bottines, gênées par leurs voilettes et entravées par leurs longues robes malcommodes qui souriaient et se mouvaient vivement comme si elles n'étaient pas à tout moment à la limite de perdre souffle. L'absence de tronçonneuse se fait cruellement sentir. On y mettra un peu plus de temps: encore l'arbre n'est-il pas totalement sec, et la scie prend plus facilement.
Opportunisme ? Vengeance basse ? Illégalité ? Un peu tout ça. On n'est pas un héros tout le temps à la fin. Je décide que cet arbre est à moi, toc. Il ne l'est... qu'à moitié en somme puisque je n'ai rien fait pour le débiter. C'est à dire que je le vole à moitié ou plus exactement je vole le travail de l'abatteur. Voler un voleur, est-ce toujours voler ? Mon père, ou Socrate, se délecteraient à plaider ce genre d'affaire. Oui c'est un vol. On doit se soumettre à la loi si on veut qu'elle soit respectée par tous. Si on agit comme le hors la loi que l'on condamne, on ne peut raisonnablement exiger de celui-ci qu'il soit dans la loi. A quoi on pourrait répondre: accepter un vol, laisser le voleur en tirer bénéfice n'est-ce pas le justifier, se soumettre au droit du plus fort qui accapare ? Futile ? Oui, mais si à la place d'un arbre, il s'agissait d'un gisement de pétrole, tu verrais bien que ça ne l'est pas.
Dix-huitième chant
Sisyphe !
Ce matin, une surprise m’attendait, mauvaise, quoiqu’en un sens bienvenue puisqu’on devait parler des moyens d'éviter l’erreur. Notre travail d'hier, notre petit larcin ont été inutiles ! Malinghô, d’un coup de sabot bien ajusté, a fait sauter la barrière de micocoulier mal fixée, une illustration du mythe de Sisyphe. Sisyphe est un héros de l'antiquité grecque qui fut condamné par Zeus, le roi des Dieux, car les grecs en avaient plusieurs, à rouler jusqu'en haut d'une montagne un rocher qui, aussitôt hissé, retombait à l'infini. Il est le symbole du travail humain harassant et quasi-vain car à chaque fois défait par une force incommensurable. Sisyphe représente aussi la démesure entre l'homme, si courageux soit-il et la nature toute puissante contre laquelle il ne peut rien, ou si peu. Sisyphe, c'est la condition humaine, tragique et désespérée. Encore que… Cela n'est pas si sûr.
La tâche enfin accomplie, si minime qu'elle paraisse parfois, nous sommes tout de même satisfaits, du moins provisoirement, à condition qu'elle soit reconnue. Les travaux ménagers, par exemple, occasion inépuisable de conflit familiaux, sont ennuyeux, certes car ils doivent à chaque fois être recommencés identiquement mais nous éprouvons malgré tout une réelle satisfaction devant le résultat du travail effectué. Nous regrettons seulement qu'il soit peu durable: mais ne nous jouissons-nous pas de choses éphémères ? Tout l'est. Nous mourons tous, nous n'en aimons pas moins vivre, et peut-être d'autant plus. Donc, même si nous sommes sûrs que nos tâches seront détruites, cela n'empêche que nous soyions fiers de les avoir menées à terme, ou simplement nous avons aimé les accomplir. Lorsque nous les effectuons, nous oublions qu'elles seront inévitablement annulées à plus ou moins long terme. Nous envisageons (imaginons) un avenir immédiat que nous prolongeons comme s'il était infini, nous nous croyons immortels et nous le sommes bel et bien... sur l'instant !
La mort, nous ne l'apercevons que lorsque nous ne faisons rien. C'est cette projection-même vers l'avenir quelles que soient les circonstances, qui constitue notre raison de vivre, la grandeur de l'homme, mais parfois sa misère car l'imprudence, la témérité en découlent souvent. Se battre sans faillir comme s'il était immortel tout en sachant qu'il ne l'est pas. C'est ainsi que notre joie, même liée à une quasi-illusion, est cependant réelle. Et puis: la mort est nécessaire à la vie. Il faut, disait un philosophe contemporain Camus (18) imaginer Sisyphe heureux.
C'est à voir ! Ce matin, l’intérieur de la cabane, si ordonné la veille, ressemblait à un champ de bataille, sans vainqueur ni vaincu. Malinghô a bien fracassé la barrière mais elle n’a pu atteindre ses sacs car le conteneur de plastique, miracle, a résisté. Pas un grain n’a coulé. Heureusement sinon elle serait morte étouffée d’indigestion. Entre nos essais, que nous trouvions concluants, et sa propre force, il y a la différence de soixante à quatre cent trente kilos. La jument semblait avoir oublié sa tentative d'effraction nocturne et vaquait innocemment sous les viornes bruissant de chants d'oiseaux à ses occupations, la dinde, comme d'habitude, à ses cotés lui picorant hardiment, jambes, châtaignes, aisselles et même, depuis peu, s'enhardissant jusqu'aux soles et aux pâturons, insouciante du danger ! Mais peut-être n’y en a-t-il aucun ? Les chevaux ont le sabot précis et savent doser leur force. Lorsque la jument ʺpousseʺ l’oiseau pour avancer, elle le fait si délicatement que souvent l'autre, nullement impressionnée, demeure sur place, affairée à la débarrasser des quelques moucherons parasites incrustés dans sa fourrure qui lui sucent le sang: un écosystème. Rien ne sert de la gronder: ses grands yeux amicaux ont oublié son méfait. Il va falloir trouver autre chose: combien de temps tiendra encore le conteneur ? Sa vie a tenu à la résistance de cette boîte de plastique.
Le doute
Nous en étions donc à l'erreur et à ses causes. Comment l'éviter ? Ne pas juger hâtivement, et d'abord, douter. En l’occurrence, nous aurions dû douter de la pièce de bois insuffisamment assujettie: jugeant trop vite et surtout en fonction de nous-mêmes, nous avons sous évalué la force de Malinghô. L’égocentrisme qui ne voit que lui-même, l’anthropocentrisme qui ne voit que l'homme, le racisme qui ne voit que son bout de terre ou son groupe culturel sont des variantes de la cécité (aveuglement) vis à vis de tout ce qui n'est pas "soi" ou "nous": ils constituent une source inépuisable d’erreurs. Le poisson rouge prend son bocal pour l'univers entier.
Douter de tout, de toutes les idées puisqu'on a vu que certaines sont déjà des jugements, des préjugés, bases d'une chaîne infinie d'erreurs futures. Faire table rase. Descartes commença à douter des données de ses sens: vue, ouïe, toucher, goût, odorat. Enfermons nous dans une pièce isolée, fermée, silencieuse. Seuls. Fermons les yeux et mettons nos mains devant nos paupières closes: on ne voit plus rien. Rien n'existe devant nous. Bouchons-nous ensuite les oreilles ou, mieux, mettons le casque anti bruit.
Là, c'est déjà plus difficile. Lorsque Madame Sault écoute la télé, en haut de la montagne, le son, même de la route, ressemble à celui d'une fête foraine en pleine effervescence. Malinghô, un soir où nous rentrions de la vigère a failli s'emballer, épouvantée, lorsque soudain a éclaté le vacarme. Je suis montée. Derrière sa porte vitrée entre ouverte, sa tasse de tisane devant elle, la douce petite vieille calée dans son fauteuil souriait, sereine, à son feuilleton habituel, nullement consciente de ce qu'elle avait déclenché autour d'elle :
J'aime bien la télé, il n'y a que ça que je parviens encore à entendre un peu…"
Bon: mais Descartes ne connaissait sans doute pas Madame Sault ni la télévision. Plus rien n'existe ? Si, les odeurs: mais l'olfaction (le nez) chez l'homme, est peu développée, et dans une pièce fermée, en principe, on ne sent rien. Alors ? Evitons même de nous toucher. Restons par exemple allongé, bras écartés. Cela n'est pas parfait puisque le matelas nous soutient tout de même le dos. Il faudrait être en apesanteur. Imaginons que nous y sommes. Il n'y a plus rien en effet.
Seul avec les vérités mathématiques
Me voilà seul, seul: SEUL ? Non, pas tout à fait. Si je peux douter des théories philosophiques les plus évidentes, de l'existence de Dieu... il reste tout de même que 2+2 = 4. Cela, je ne puis me l'enlever de l'esprit. Et pourtant, si je veux acquérir une certitude, il me faut tout balayer de ce que j'ai coutume de croire vrai. Puis-je douter aussi des vérités mathématiques ? Non Même sans rien voir, entendre, ni sentir, seul et replié sur moi-même, 2+2 égale toujours 4. Mais est-ce si sûr? On va voir.
Dix-neuvième chant
Reste la barrière à refaire en attendant ! Les arbouses rouge sang sont tombées en bas, signe funeste de l'automne qui menace et de la rentrée. Elles nous font déraper dans le sentier. La dinde les dévore méthodiquement, mais Malinghô les écrase et glisse. Il faudra la faire ferrer au tungstène. Ce n'est pas bien, il est vrai, mais déraper sur ces acols est pire encore. Un seul point suffira. Lorsque nous passons à ses cotés et qu'elle vire soudain en dérapant des postérieurs, si ses quatre cent trente kilos tombaient sur nous, nous aurions résolu sans plus d'efforts philosophiques le problème de l'existence de Dieu ! Cela vaut les trois cent francs du ferrage et pour elle un inconvénient mineur. D'après Yves, l'ami et voisin habitué aux chevaux, la bâche en plastique posée comme un rideau devant la porte du four à chaux, claquant au vent, suffira à l'éloigner: elle en a effectivement une peur bleue ! C'est certes facile à réaliser mais si elle est très motivée, et pour la bouffe elle l'est toujours, on peut douter de son efficacité.
L'éternel problème est là: jusqu'où va sa passion et donc son intelligence ? Quand parviendra-t-elle à comprendre qu'il n'y a aucun danger et beaucoup de plaisir en revanche, à passer malgré la bâche ?
Evaluer pour gouverner
Cela ne concerne pas Malinghô seule, mais généralement tout rapport d'autorité, de pouvoir et de manipulation. Comment gouverner s'interroge, par exemple Machiavel. Sa réponse est nette: en jouant double jeu, en trompant et divisant les hommes puis en les utilisant les uns contre les autres, en leur inspirant terreur et espoir en même temps, en dosant habilement cruauté et mansuétude (gentillesse), toujours dans un but précis et masqué, se maintenir au pouvoir. Le sang et les honneurs. Mais pour cela il faut d'abord évaluer les hommes, leur niveau de courage et de lâcheté, de compréhension et d'aveuglement. Une erreur et c'en est fait du tyran. Ces idées sont couramment, sans référence cependant, mises en pratique. Monstrueux ? Machiavel affirme que l'autorité absolue est le seul moyen de lutter contre la méchanceté des hommes. Le Prince utilise celle-ci tout comme on se sert de la force du vent mauvais pour faire tourner l'éolienne. La période où il écrivait, sanglante, explique en partie ce constat désabusé et cynique. Cependant, c'est en supposant les hommes mauvais qu'ils le deviennent. Machiavel n'a vu qu'un côté de l'homme, capable du meilleur et certes du pire.
Tout dépend du point de départ: si les hommes sont réellement aussi cruels que le croit Machiavel, il n'est effectivement pas d'autre moyen de faire régner entre eux un ordre relatif, quoique cette méthode soit peu glorieuse. Mais ne crée-t-on pas en partie cette méchanceté lorsqu'on fonde un tel système ? N'a-t-il pas inversé les causes et les effets? Faucons (les durs) et Colombes (libéraux) s'affrontent. On le verra.
Il va falloir faire construire un fenil avec une bonne porte, comme autrefois, solide, que l'on "barrait" simplement en introduisant un pieu entre des pattes de fer assujetties aux deux bouts des vantaux. D'où l'expression occitane "barrer la porte" qui signifie la bloquer, la fermer à clef. Ce système simple résistait aux coups de sabot les plus furieux et même aux cornes des taureaux énervés. Va pour la bâche en attendant, mais cette nuit, une visite s'imposera. La lune sera pleine et il n'y a pas un nuage. Arbouses, olives, raisin, vigne, figues, pommettes de l'aubépine, et déjà quelques châtaignes… Tous ces fruits chauds et colorés semblent sonner le rassemblement pour un départ. La terre va bientôt s'endormir, Perséphone (19) est retournée aux Enfers et sa mère Héra pleure sa fille et refuse de s'occuper de la terre qui meurt. Mais c'est l'hiver qu'il y a les plus beaux ciels nocturnes, les étoiles les plus brillantes. Les nuits de Noël, ici, sont féeriques, la voie lactée scintillante, illuminant, accrochée aux sommets des douces montagnes découpées enchante toutes les enfances, même les plus tristes. Une consolation naturelle que nous avons tous connue. Mais…
La danse au dessus du volcan
Un monde plein de bruit et de fureur s'annonce sourdement au loin avec l'automne rougeoyant: un roulement de tambour avant l'attaque. Ce monde, on le sent à présent de plus en plus présent, gronde au loin, très loin, mais se rapproche. Banlieues, tours, grisaille, cris, violences… Ici, rien ne bouge vraiment. Les jeunes parfois le déplorent mais s'ils savaient le prix à payer d'un mouvement désordonné, d'une course sans but, d'un travail parfois… Une chouette attardée hulule éperdument, comiquement perchée, sans gêne aucune, sur le fil électrique de la route, grassouillette, ramassée, attentive et sérieuse comme un prof en chaire. Un présage, diraient les grecs: bon ou mauvais, c'est selon. Supposons le bon: il le deviendra peut-être. Les choses sont ce que nous en faisons disaient les stoïciens. C’est vrai, plus ou moins. Mais parfois bien moins que plus ! On a envie de s'allonger sur l'herbe et de s'endormir, enveloppé dans une houppelande de berger, comme le poète. Et d'oublier. Définitivement. La mort ? La vie? Ici, elles se confondent. Sérénité éphémère.
"Demain ?
N'y compte pas
Ce frêle bonheur d'homme,
N'espère pas qu'il dure
En ce siècle agité,
Car tout vient,
passe et nous échappe,
Comme un vol de libellule
Au fond d'un soir d'été "
Ainsi écrivait, au sixième siècle avant Jésus-Christ (!) Simonide, poète Juif. Déjà. Dans un paysage semblable à celui-ci.
Demain : comptons-y encore. Toujours.
Vingtième chant
Es a quo ! Ca a marché: une simple bâche a suffit à éloigner Malinghô. Pour l'instant du moins, car elle apprend et se modifie: dans une certaine mesure, elle s'adapte, signe de l'intelligence. Au début, les allumettes l'effrayaient. A présent, à peine si elle tourne la tête, réprobatrice. Elle s'est habituée à une maîtresse fumeuse bien qu'à l'évidence, elle n'aime pas cela. Tout notre travail inutile d'avant hier, lorsqu'il suffisait de si peu: voici bien le signe de l'inexpérience, de la sagesse des paysans. Cela durera-t-il ? Peut-être pas.
La vigère, légendes et terreur exquise
La nuit, on découvre des choses cachées la journée: ce n'est pas le même peuple qui vit. En bas du terrain, vers la Cèze, un gros blaireau, lent et pataud, assez peu farouche, cheminait sur ses petites pattes le long des rochers en se dandinant drôlement. Les castors, eux, sont invisibles, bien que le résultat souvent désastreux de leur travaux soit, le matin, évident: arbres coupés, barrages, déviation de l'eau dans la Vigère, fagots sommaires entassés de ça de là témoignent de leur intense activité nocturne.
Et c'est pour sauver ces maniaques du barrage que certains ont lutté afin que celui prévu par EDF à la Borie ne soit pas construit. La hausse du niveau de l'eau aurait noyés tout un peuplement. Il est vrai que leurs barrages n'ont rien à voir avec ceux d'EDF, et surtout qu'ils ne se sont jamais attaqués à la maison d'Abraham Mazel, ce chef Cévenol encore vénéré cinq siècles après la guerre des camisards, dont on conte les exploits comme s’ils dataient de la veille. Grave erreur d'EDF qui s'est ainsi mis à dos écologistes, amis des animaux, et protestants dans une région où la lutte contre l’hégémonie (la colonisation) parisienne est historique. La nuit, les renards par contre, en dépit de leur réputation, sont étonnamment présents. Hier, l'un d'eux, d'un roux flamboyant, a franchi sans se hâter aucunement la rivière et il est monté de l'autre côté, abrupt, jusque chez Etienne, selon un tracé sinueux qu'il devait connaître comme sa poche, droit vers le poulailler (!), parfaitement visible au clair de lune, jetant simplement de temps en temps un coup d'oeil de sécurité vers l'autre rive, certain que nous ne pourrions l'atteindre. Il semblait un employé se rendant à son travail sans zèle, mais la conscience tranquille. Le culot paie: même le chien ne l'a pas poursuivi. La piste, après le passage du gué, s'était sans doute perdue… Car le Drathaar, à l'odorat redoutable, semble avoir, sous ses poils touffus, assez mauvaise vue. Le nez à terre, il ne songe jamais à regarder en l'air. Comme nous ne songeons jamais à renifler. Une fois le fil interrompu, il revient sur ses pas, tourne à vide, mais n'a pas l'idée de se servir aussi de ses yeux, pas plus que nous n'avons celle de nous servir de notre odorat lorsque la vue nous fait défaut. Soudain, comme par magie, le renard a disparu dans un trou du mur d'enceinte de la propriété. On imagine la suite, hélas, pour les poules...
Vu d’en bas
Autant le paysage vu d'en haut est majestueux, autant, d'en bas, la nuit surtout, il est inquiétant. Les rochers enserrent le lit de la rivière, en boucle ; la vue est bouchée, en avant par le méandre, tout en haut par le surplomb impressionnant de la Roque, et de part et d’autre par les rochers d’un coté, et la Vigère aux arbres serrés de l’autre. Des ornières masquées par les broussailles s'ouvrent sous les pas, la nature retentit des cris désespérés et sinistres des corbeaux en chasse surgissant de la falaise en rase motte, dont on sent parfois le souffle des ailes. Seule la corde à nœuds fluorescente que j’ai laissée permet de retrouver le sentier de chèvres d’autrefois, à peine défriché qui, traversant la vigère, conduit en zig zag aux rochers sommairement entaillés, puis à des escaliers de pierre à demi éboulés, acols après acols, jusqu'en haut. Epuisant mais tonique. Sans les chiens, avant l'installation de ce fil d'Ariane*, il était quasiment impossible de s'y orienter la nuit, malgré les repères pris le jour. Leur odorat est infaillible, il suffit de les suivre: mais, insouciants des broussailles, ils n’adoptent pas forcément le chemin le plus dégagé.
Autrefois, on racontait que des sorcières hantaient ces rochers aux grottes inaccessibles, à flanc. Vrai ou faux ? Les enfants faisaient le pari Pascalien (20) dans l'autre sens. Ils n'y croyaient pas mais n'y allaient jamais: qui sait ? Certains garçons, à l'âge où l'on veut montrer son courage aux filles, se risquaient parfois: ils en faisaient beaucoup de publicité, plantaient à titre de preuve un drapeau, mais ne s'attardaient pas. Des histoires issues sans doute d'un passé très ancien mais réel, de loups affamés, de chevaux égorgés, de disparitions mystérieuses, délicieusement terrorisantes, couraient sur cet endroit. Un souterrain, dit-on, part d'un lieu inconnu, une grotte, situé de ce coté là de la Vigère et atteint les ruines du château de Saint Silvain. Les habitants et les seigneurs l'auraient utilisé en cas d'attaque. Des protestants s'y seraient cachés. Des maquisards aussi. Un bras, peut-être, de celui-ci existe vraiment, à coté, dans la propriété de Madame Gövaerdt, étonnamment bien construit, étayé et solide: des résistants et des Juifs effectivement l'ont utilisé durant l'occupation. Tous les enfants l'ont cherché: personne à ce jour ne l'a trouvé. Les inondations ont du le faire s’effondrer, s'il a jamais existé, et le lit de la Cèze a bougé depuis: peut-être est il, dans cette partie là, sous l'eau.
L'idéal serait un fenil: un étage sur deux niveaux, le bas servant d'abri, et le haut de réserve. Ce serait le luxe, surtout avec une adduction d'eau depuis le ruisseau. D’après Bernardo, cela coûterait mille Euros à peu près, si on le fait exécuter en pierre. Les bergeries voûtées, les étables confortables sentant l'herbe font rêver. Signe des temps: celles, rares, qui restaient encore ont été vendues à de riches belges et parisiens. Vides, elles menaçaient ruine: il n'y a plus d'animaux de trait. Malbosc, isolé dans la montagne au fond de ses bois de châtaigniers, comme son nom, maudit bois, l'indique, Malbosc, déserté de ses habitants, sauf un homme, un paysan et poète qui n’a jamais voulu quitter son hameau, sèche encore ses châtaignes sur des claies et n'a jamais trouvé de compagne pour partager sa solitude, Malbosc à présent, l'été, grouille d'enfants nus blonds et roses qui parlent flamand. Un peu d’argent, le chemin grossièrement réparé, l’électricité: les toitures de lauzes resurgissent, les maisons renaissent, la vie revient. Le premier ensuite à avoir voulu y vivre définitivement fut un professeur de Montpellier. Le téléphone installé fut un événement. Suivit une famille de Brene, dont le père, libertaire, peintre et chevrier, trouvait là l’inspiration, le bonheur de ses chèvres et la liberté pour ses enfants. Un centre pour jeunes drogués en cours de désintoxication s'est implanté un peu plus bas : la vie, en effet… La dernière fois, un petit bout de papier étonnant traînait dans le ruisseau: qui avait pu commettre un tel sacrilège ? C’était un coupon de carte orange de métro.
Nous en étions au doute. Nous avons éliminé les données de nos sens, donc tout le monde extérieur. Restent : 2+2= 4 ! Cela, nous ne pouvons pas nous l'enlever de l'esprit, cela fait parti de nous indissociablement. Et cependant…
Vingt et unième chant
Le rêve: un lapin posé à Dieu
Mais s’il s’agissait d’un rêve ? Lorsque nous rêvons, nous croyons souvent en toute bonne foi pouvoir accomplir des actes totalement impossibles réellement. Les vérités mathématiques ne nous troublent guère. Et même les lois physiques avec lesquelles, à l'état de veille, nous vivons constamment, sans y penser, disparaissent purement et simplement de notre horizon. Nous construisons alors des scénarios invraisemblables et burlesques (rigolos) sur la base de données réelles modifiées de manière farfelue, irrationnelle et parfois triviale (vulgaire) et drôle. Un exemple.
Je "vole". Aucun problème. Depuis le temps ! Route de Saint-Privat. Je m'élève depuis ma chambre, à l'aide de deux chaises placées côte à côte, dossier contre dossier. (Pour démarrer, c'est évidemment indispensable.) Passer par la fenêtre est plus rapide. Survol de la montagne jusqu’au château d'eau. Une tuile de la maison a glissé, il va falloir la remettre en place. Il fait beau, c'est magnifique, la Cèze brille tout au fond. Mal aux yeux: le soleil, au dessus des nuages, luit. Un faucon m'accompagne. Son rire est exaspérant: le rire des faucons est malsonnant. Attention au relais de télévision, avec son antenne acérée: avant, c'était tout de même plus facile d'aller à Saint-Privat ! C'est très dangereux et interdit par le Code des airs. Pas le temps de le contourner: cela risque de me coûter quelques points sur mon permis de vol. Pas grave: depuis le temps que je pratique sans accident, on ne va pas tout de même me chercher des noises.
J'ai les copies de bac corrigées et Saint-Privat nous attend pour qu'on les lui remette. Le jury se réunit comme chaque année dans sa chapelle. Pour l'oral, cela se passe toujours sous les oliviers. Je vais encore être en retard. Pourvu que les Anges ne me mettent pas de contravention. Il me semble en apercevoir un derrière un nuage, oui, c’est Saint Raphaël. Prenons l'air de rien. Par chance, il me fait simplement signe de ralentir ; il n'a pas tort car voici Dieu, le prof de maths qui arrive et me dépasse à toute allure comme un avion à réaction. Il pète bruyamment au passage. Pour qui se prend-il ? Et la couche d'ozone ? Il m'en veut pour le "lapin" que je lui ai posé lors de la conférence pédagogique. Il demeurait seul dans sa maison avec parc, piscine, parabole et chaîne câblée, un vrai paradis et cherchait une femme à mettre dedans. Normalement, il ne fréquentait pas la plèbe mais il consentait à faire une exception, il aimait la philo et j’étais faite à son goût. Je m'en suis débarrassée lâchement en lui donnant rendez-vous devant chez lui, sur la route tandis que je passai délibérément l'autre. Au bout du compte, il a dû se résigner à foncer. Il est arrivé en retard, ce qui pour Dieu, est fâcheux car il est obsessionnel. Ca va être gai, ce jury. De plus, j'ai oublié mes lunettes et le soleil m'éblouit… etc
Farfelu certes, ironique, parfois cruel ou sacrilège, mais, justement. En un sens, le rêve est vrai et dit bien plus que l'on pense. Il révèle ce que ne «savions» pas... que nous savions ! Nous le verrons au Chant quinze. Une agressivité parfois, dont on n’avait nulle conscience s’exprime sans détours, des images oubliées resurgissent, précises. Le passé et le présent se mêlent, les lois de la physique n'ont jamais existé, rien ne nous étonne: comme dans la vie réelle… mais ce ne sont pas les mêmes choses qui nous paraissent naturelles. Voler comme un oiseau c'est aussi normal que, dans l’existence réelle, conduire une voiture ou un avion. Or, ce qui nous semble si "naturel" à présent, au point que nous n’y pensons jamais, au Moyen-Age, aurait représenté de même un miracle improbable issu d’un rêve particulièrement imaginatif: qui sait de même, si, dans cinq cent ans, une technique particulière ne nous permettra pas d’effectuer avec autant d’aisance certains actes de nos rêves, qui au réveil, nous semblent à jamais inconcevables ?
Et si de même 2+2= 4 était un rêve ?
Si je rêvais en croyant vivre réellement les phénomènes quotidiens? Si le rêve était en fait la seule réalité? Voilà ce qu'implique le doute de Descartes. Dans le rêve, ne suis-je pas sûre, (mais alors tellement sûre que je n'envisage même pas que l'on puisse se poser la question) que Saint Raphaël derrière son nuage, risque de me dresser une contravention ? N'y aurait-il pas de même un malin génie qui nous aurait persuadé que 2+2= 4 sans que ce soit davantage "vrai" ? Admettons-le donc. Plus rien n'existe? Plus de monde matériel, plus de vérités philosophiques puisque nous avons fait table rase de tout. Et même, plus de vérités mathématiques. Mais que reste-t-il ? Rien ?
Moi. Je pense = je suis
Si: il reste moi, mon doute, ma pensée. J'existe parce que je pense et je prends conscience de ma pensée parce que je doute. Bon. Cela paraît farfelu ? Inutile ? Descartes n'a-t-il fait qu'énoncer une évidence comme s'il l'avait découverte ? Non: il n'a fait que démonter un mécanisme que nous pratiquons tous et à tout instant, de manière si constante que nous ne l'apercevons jamais. Tout comme nous respirons sans nous en rendre compte, ce qui n'empêche que le mécanisme soit extrêmement sophistiqué… J'existe parce que je pense, j'existe parce que je doute car penser c'est douter, c'est ce qu'on sait tous. Ceux qui ne peuvent effectuer cette démarche sont "dépersonnalisés". Certains effectivement disent avoir plus ou moins ressenti cette "sensation" ou plutôt cette absence de sensation à des moments particuliers. C'est une des expériences, qui, lorsque l'on s'en approche et qu'elle perdure, est la plus effroyable qui soit. Il arrive même qu'ils se mutilent pour pouvoir, à travers la douleur, ressentir quelque chose: c'est dire ce qu’est la souffrance de ne pas se sentir exister. Pour simplifier, les psychiatres parlent de psychose. Mais ce n'est qu'un mot.
A tout moment, c'est bien la certitude que nous avons de notre pensée donc de notre existence qui, selon Descartes, fonde, comme on construit une maison sur des fondations, ensuite notre certitude de l'existence des choses. Mais d'autres philosophes diront en revanche que c'est la certitude que nous avons de l'existence de notre corps, par la sensation, qui fonde ensuite nos certitudes quant à l'existence des objets perçus, puis des idées: ce sont les matérialistes. Descartes, lui, fait partie du courant opposé, dit spiritualiste. Il ne s'arrête pas là. J'existe certes, mais seul et seulement comme Esprit.
Mais mon corps ? Les autres ? Le monde ?
Nous le verrons demain. A présent, restons en là: je suis seul. Seul dans la nature ? Même pas: elle n'existe pas encore puisque j'ai renié les données de mes sens. C'est une bonne étape pour réfléchir. Seul en effet. Ce n'est pas désagréable. On n'a plus à faire d'efforts, à jouer un rôle. On va glisser doucement. Cela évoque un océan profond. On flotte entre deux eaux. On se sent libre, de penser, de réfléchir. De dormir ou de rêver. La même situation cependant, si elle se prolonge trop, devient à la fin insupportable. Le plaisir et la peine, même physiques, sont reliés entre eux, et liés à la monotonie, à la satiété. Un travail peut être agréable puis éreintant, devenir un supplice. Un autre par ricochet, dédaigné alors, peut devenir agréable. De même manger ou boire lorsqu'on a faim constitue un plaisir, mais se forcer lorsqu'on est repu, une torture.
Les prisonniers des quartiers de haute sécurité, isolés, l'ont ressentie comme une torture, comparable à ce que subissent certains malades mentaux, la "dépersonnalisation". Il est vrai que le cadre des QHS n'avait rien à voir avec celui-ci ou même avec la solitude (on dit solipsisme) toute théorique (intellectuelle) de Descartes. Une situation n’est rien en elle-même: bonheur ou malheur, son sens est relié à un ensemble, c'est à dire à une situation au dessus de la situation première. L’uniformité, la monotonie, la sur activité, la non activité, le manque d’horizon ou au contraire un espace infini peuvent à tour de rôle représenter l’Enfer ou le Paradis. Le bonheur serait l’équilibre des opposés, et la liberté d’en changer à notre gré.
Cette nuit, tant pis pour Malinghô qui sera privée de balade: il faut l'enfermer dans la cabane avec Antigone. Le renard en maraude n'en ferait qu'une bouchée. A moins qu'il n'ait peur de la jument ? Risqué. Certes, la dinde à présent volette. Elle parvient même à se lancer d'un acol à l'autre en une sorte de saut envolé assez réussi. L'atterrissage sur le derrière n'est guère élégant, mais elle piaille de satisfaction, rétrospectivement effrayée. Elle s'essaie même à se poser sur des arbustes ou sur la jument lorsque celle-ci est en contre bas. Ses ailes coupées sont en train de repousser. Il faut délicatement lui arracher les plumes abîmées, une par jour, d'un coup sec, comme si on l'épilait, puis désinfecter. L'autre pousse ensuite, gainée dans un étui qui ressemble à un préservatif naturel ouvert aux deux bouts. Elle s'épanouit après que l’oiseau ait enlevé, par de minutieuses toilettes la gangue qui l'enserre. Harmonie encore. A présent, elle a une queue convenable et des ailes immaculées normales, je veux dire semblables à celles de toutes ses pareilles. Mais elle serait tout de même incapable d'échapper au renard. De plus sa couleur presque phosphorescente au soleil, constitue un danger. C’est une dinde d’élevage produite après maints croisements: solide, elle a résisté à son horrible blessure et ne boîte presque plus, mais elle est peu faite pour l’extérieur. En leur installant du sel, ça les distraira. Un animal peut-il s'ennuyer ? Sans doute. Plus que l'homme même car il ne connaît ni conversation philosophique, ni histoires, ni art, ni poèmes. Mais moins à deux: comme l'homme.
Vingt-deuxième chant
Malinghô n'a en effet guère apprécié le couvre feu de cette nuit. Ce matin, dès la porte ouverte, elle a détalé au galop, tournoyant dans l'acol du haut et sautant en l'air pour se dégourdir les jambes comme un poulain. Elle n'avait jamais été enfermée depuis qu'elle est guérie. Les Connemara, dit-on, sont, malgré leur allure lourde et leurs jambes courtes, d'excellents sauteurs, le fait est. Les murettes en pierre lui résistent mal: lorsqu'elle les franchit et se rétablit de toute sa masse, elle les éboule joyeusement autour d'elle. Il va falloir bientôt les réparer, lourde tâche à laquelle les paysans autrefois consacraient en moyenne une semaine ou deux par an, l'hiver, régulièrement, chacun aidant l'autre à tour de rôle, solidarité nécessaire liée à la rudesse de la vie, à la lutte sans fin contre la nature.
Encore à présent, vers neuf heures, les femmes plus âgées apportent le traditionnel café au lait aux ouvriers agricoles, en bas, chez Yves, puis, vers onze heures, le repas que tous partagent, assis par terre en bavardant. C’est la pause. Le patois est la règle: il fut quasiment une langue internationale autrefois car il est relativement proche de l'italien, de l'espagnol, et surtout du latin, la base commune dont il est directement issu. Au fond de la mine, c'était le même sabir (dialecte) formé de ces trois langues que parlaient souvent les ouvriers: paysans cévenols, espagnols républicains ayant fui le franquisme au cours de tragiques épopées, siciliens à l'accent traînant installés depuis longtemps, portugais et polonais au catholicisme fervent, et même quelques arabes ou kabyles, des rudes bergers brûlés par le soleil, tous s'exprimaient ainsi. Les puristes occitans évidemment ne retrouvent pas grand chose de la langue d'Aliénor dans ces dialectes bigarrés. Qu'importe: ils fonctionnaient et fonctionnent encore, permettant à des gens différents mais proches à la fois de se comprendre, relativement.
Nous en étions précisément aux autres, et au corps. Au terme (au bout) du doute, j'ai pris conscience de moi comme Esprit. Mais c'est tout. Cela, tu en conviendras, ne peut durer.
Dieu. Où l'on retrouve son corps, les autres et les choses
Comment retrouver alors le monde extérieur si totalement aboli? Il y a deux méthodes, fort différentes. Commençons par la première, la plus sophistiquée (compliquée) mais aussi la plus connue. Celle de Descartes. J'ai en moi, l'idée d'infini, de parfait. Or, rien en moi n'est infini ni parfait. D'où vient donc cette idée ? Pas de moi, donc. De l'autre ? Pas davantage. De plus, à ce stade-là, il n'existe pas. N'oublions pas que je suis seul dans une pièce fermée, inodore et isolée, doutant des données de mes sens, accroché à mon existence et à mon existence seulement par mon doute, ma pensée. Alors ? Descartes imagine que seul un être infini et parfait a pu mettre en moi cette idée, qui est sa copie, qui lui ressemble, à lui et non à moi. Qu'importe: cette idée, je l' "ai" bel et bien en moi. Cet être infini et parfait, c'est évidemment Dieu.
Ouf. Mais ce n’est pas tout. Puisqu’il est parfait, il ne peut m'avoir trompé sur les données de mes sens. Ceux-ci sont donc fidèles. Le monde qu'ils me donnent à voir, à sentir, à toucher, à entendre, à goûter, existe par conséquent réellement tel que je le perçois. Ouf. De même, les autres, qui en font partie, existent aussi. Re re Ouf. Reprenons: c'est la certitude que nous avons de notre pensée donc de notre existence spirituelle qui fonde (est la base de) ensuite notre certitude de l'existence de Dieu puis celle des choses matérielles.
Le complexe de Pygmalion
Il n'est pas facile de réfuter l'existence de Dieu ainsi "démontrée". On sent bien que quelque chose ne va pas: mais QUOI ? J'ai l'idée d'un cheval ailé, par exemple, combinaison de Malinghô et d'Antigone: cela ne signifie pas qu'il existe ! Mais dans cette idée là, rien n'indique l'existence comme dans celle de Dieu: c'est une pure fantaisie. Soit. Je puis donc croire véritable une pure fantaisie. Ceux qui entendent des voix par exemple ou qui se prennent pour Napoléon en sont bel et bien persuadés. L'idée qu'ils ont d'eux-mêmes et aussi des autres est totalement illusoire et ne tient aucun compte de ce qui existe vraiment. Dieu est peut-être une idée de ce type. Mais le problème de la création en elle-même, qu'il s'agisse de la création par les hommes d'une œuvre quelconque ou celle du monde par Dieu est en effet troublant. D'où provient-elle? De rien ? D'accord, c'est inacceptable. Que quelque chose surgisse de rien est tout aussi inacceptable que quelque chose surgisse à partir de quelque chose, car cela renvoie le problème à l'infini. Si l'homme peut créer, c'est qu'il a l'idée et l'imagination pour le faire: d'où proviennent-elles ? N'est-ce pas Dieu en effet qui crée à travers lui ?
Le mystère n'est pas moins grand, même s'il est quotidien, que celui de la création Divine. Serions-nous parfois inspirés par Dieu qui créerait à travers nous ? Ou ne s'agirait-il que d'une combinaison bien improbable qui aurait réussi, hasard ou miracle. Mais dans le miracle, il y a bien l'idée de Dieu. Cependant nous inversons peut-être le problème: nous ne conserverions que les créations "réussies" ou utiles et éliminerions toutes les autres farfelues et chimériques. Demeure tout de même leur pourquoi. Le plus miraculeux, ce n'est pas que l'univers soit tel qu'il est, mais qu'il soit compréhensible, c'est à dire que parfois, rarement, nous ayions une vision, une intuition de celui-ci qui éclaire soudain tout. D'où viennent-elles à l'origine ? De l'intelligence ? Soit Mais en amont ? De Dieu diraient Socrate, Descartes et bien d'autres. Nous ne le savons pas répondent les sceptiques. Et nous ne pouvons pas le savoir ajoute Kant.
Ne lis pas tout de suite…
Du moins pas tout de suite ce qui suit si cela te semble trop difficile: ça l'est. Retiens seulement que l'argument de Descartes, qui vient des théologiens du Moyen Age, n'est ni totalement convainquant, ni réellement critiquable. En voici un signe simple: le passage qui suit a coûté en temps à peu près l'équivalent de tout le début de ces Chants. Encore ne débouche-t-il sur aucune certitude absolue.
Chimère ou objet véritable ?
Critique de l'argument ontologique, c'est à dire de la preuve de l'existence de Dieu par l'idée d 'infini ou de Parfait.
On pourrait objecter que l’ Esprit humain, par la Raison, mais aussi par l’imagination, découvre certes du réel: les lois de la Nature par exemple, mais aussi il crée de l’irréel: il invente … un outil ou une chimère. L’outil est certes toujours imaginé avant d’exister: l’irréel devient alors réel. Mais la chimère est et restera de l’irréel irrationnel. Le risque est de la croire réelle: tout ce que nous inventons ne devient pas réel: parfois nous avons crée un objet que nous croyons ensuite découvrir. Une illusion. Dieu est-il un objet de ce type ? La limite n’est pas toujours claire entre création et découverte: on découvre ce qui existe déjà, on crée ou invente ce qui n’existe pas encore ou même qui n’existera jamais. Comment? A partir de ce qui existe déjà, en combinant de manière originale des éléments du monde matériel ou intellectuel entre eux. Nous imaginons Pégase, par exemple, à partir d’un cheval et d’un cygne, un avion à partir d’un oiseau, Dieu à partir de l'Idée de Parfait, ou encore nous extrapolons c'est à dire nous prolongeons et parfois simplifions une figure déjà tracée dans la Nature, sans garantie de validité; l’extrapolation est à la fois création et invention. Or l'infini est une extrapolation. Rien ne dit qu'il existe. Mais ensuite l’œuvre créée, quelle qu’elle soit, se met à exister en dehors de son créateur, avec une certaine autonomie (l’œuvre d’art ou les êtres mathématiques par exemple, ou même les chimères, dans les mythes.) Tel un embryon issu de deux gamètes. Découvrir et inventer sont donc deux concepts différents qui amènent une confusion lorsqu'on les confond, mais cependant ils débordent aussi l’un sur l’autre.
La chimère et l’objet existant réellement sont parfois très proches: lorsque Vinci au 16° siècle dessina des esquisses d’avions, il ne s’agissait pas, comme on pouvait le croire alors, d’élucubrations. Ou plutôt, si, mais ces élucubrations sont devenues réelles. Chimère ou invention prématurée ? L’histoire tranche, longtemps après. Or, ce débordement du concept de création sur celui de découverte, cette confusion inévitable entre chimère et objet en puissance, lorsqu’aucune vérification n’est possible sur l'instant pose problème. Lorsque Descartes passe de l’idée de parfait à celle d’un être parfait existant réellement, cet âtre parfait, le découvre-t-il comme il le croit ou le crée-t-il ? L'a-t-il déjà créé avant sans s'en rendre compte et n'est ce pas la présupposé de son idée de parfait ? S’agit-il d’une chimère ou d’un objet "réel" immatériel? Le problème est là. Pygmalion, sculpteur, avait crée une statue tellement parfaite qu'il en était devenu amoureux. Dieu n'est il pas comparable à la statue de Pygmalion ? Nous sommes fascinés par les objets de notre imagination, même et surtout lorsqu'ils en sont totalement issus. Nous sommes vis à vis d'eux comme Dieu vis à vis de ses créatures, nous les modifions à notre gré, ils sont "nous". Quoi de plus merveilleux? La tentation est grande de les croire "réels", de supposer que nous les avons découverts, ou qu'on nous les a révélés: une vision fulgurante, soudaine, nous illumine. Elle semble un miracle: mais ce miracle se produit effectivement. Un Dieu en nous, disait Socrate, nous a soudain éclairé: l’inspiré, l’amoureux ou le "fou", on pourrait ajouter, le savant perspicace ou l'inventeur génial, ceux qui "voient" ce qui est invisible aux autres seraient des envoyés de Dieu, des prophètes. L'histoire ou la science démentiront ou confirmeront la "vision": souvent les deux à la fois. Pour l'instant, elles n'ont rien dit et il faut se contenter de notre propre jugement.
Une idée ou un objet sont-il réels parce qu’éclairants? Pas forcément. En sciences certes, on est habitué à une "idée" qui explique, nous fait comprendre: mais on peut la vérifier. Il n'empêche: souvent, on s'est un peu trompé, la vérité était proche, mais seulement proche. La science progresse à coup d'erreurs corrigées. De même la philosophie: les sceptiques diront même que plus une idée est commode et éclairante, plus il y a de risques qu'elle soit une complète illusion. Dieu en ferait-il partie ? Peut-être. Peut-être pas.
La nuit est complètement tombée. Ce Chant a été un des plus longs à écrire. Descartes n'est pas facile: mais le critiquer encore moins. Encore n'est-ce pas terminé. Mais nous en avons fini avec l'argument ontologique: le barrage enfin franchi, le reste coulera doucement, comme de l'huile. Nous n'allons pas enfermer la jument: tant pis, pour une fois, elle sera séparée de sa compagne.
Un remarquable événement cependant a eu lieu cette nuit, ou ce matin: la dinde a pondu. Tu disais qu'elle ne le ferait pas sans mâle. Elle t'a démenti: tous les animaux ne sont pas identiques. Depuis quelques jours, elle avait effectivement une attitude différente, piaillait longuement ou plutôt jacassait sur un registre tout à fait inaccoutumé étonnamment excité, parfois joyeux et ininterrompu. Elle s'accroupissait souvent et demeurait ainsi un moment sans bouger même lorsqu'on s'approchait avec son écuelle, elle si rapide à surgir dès qu'on émet le moindre son métallique avec une cuillère. Et ce matin, stupeur: dans la cabane, un gros œuf sans coquille, qui ressemblait plutôt à un sac en plastique ovale plein d'eau visqueuse. C'est le petit chien qui l'a trouvé, enfoui sous des branchages. Est-il mangeable ? Le Drathaar, curieux et gourmand, le flairait, tournait autour, intéressé. Mais il est hors de question de lui enlever son premier œuf, même un peu raté, dont elle semble si démesurément fière. Il va falloir lui en mettre de faux, en plâtre, si on veut lui prendre les siens. Elle les couvera sans voir la différence. De toutes manières, sans mâle…
Vingt-troisième chant
Et aujourd'hui, une autre erreur s'est dévoilée, comique. Décidément, nous sommes de bien piètres éleveurs ! Des œufs, il y en a, en fait, partout dans le terrain. Derrière des broussailles, dans les lilas et même au beau milieu de l’acol du haut, dans les iris. Si nous avons cru que celui d'hier était le premier, c'était simplement parce que nous avions enfermé Antigone ce soir là: les autres étaient passés inaperçus… pas pour tout le monde d'ailleurs. Ainsi les philosophes croient-ils parfois que l’œuvre de Platon est unique et originale simplement parce qu’ils n’ont pas retrouvé celle de ses prédécesseurs dont il s’inspire. Antigone a pondu de ça de là sans ordre ni méthode contre tout principe cartésien, d'énormes œufs blancs et elle ne sait à présent littéralement où donner de la tête, allant à toute allure couver, comiquement affairée, d'un endroit à l'autre, telle une mère de famille nombreuse débordée.
C'est le Drathaar qui, se pourléchant, barbouillé de jaune, un bout de coquille encore collée sur la truffe, s'est dénoncé et l'a fait percevoir. Combien en a-t-il gobé, et depuis quand? Qui sait ? C'était peut être le "sens" des cris particuliers de l'oiseau, ininterrompus, parfois coléreux aurait-on dit, bien plus aigus que ses légers gloussements de satisfaction habituels: SOS, il mange mes œufs. Nous sommes en plein écosystème: la dinde qui picore les parasites de la jument pond des œufs que dévorent les chiens, lesquels, il faut bien le dire goûtent souvent délicatement au crottin frais, en gourmets, et s'y vautrent avec frénésie, comme tous les chasseurs désireux de masquer leur odeur pour mieux surprendre leurs proies. Mieux vaut ne pas trop y penser quand ils sautent gaiement dans la deux chevaux ensuite.
Peut-être faudrait-il rassembler tous les œufs au même endroit ? "Il ne faut pas mettre tous ses œufs dans le même panier": le dicton populaire est ici démenti. Pour les couver, c'est tout de même plus commode. Comme il se doit, ce sont les jeunes qui commettent de telles erreurs. Plus expérimentées, elles font un nid et s'y tiennent assidûment. Antigone, élevée en batterie, n’a pas eu de mère ou la société de ses pareilles pour l’ "éduquer". Elle est donc un peu idiote. Comme nous lorsque l’on n’a pas bénéficié d’une éducation convenable. Les enfants sauvages, élevés par des animaux (loups, singes, éléphants) demeurent toute leur vie différents, à mi chemin entre l’animal qui leur a servi de mère et l’homme dont ils sont issus. Tarzan est un mythe : la plupart du temps, cela se passe mal. Les efforts nécessaires pour acquérir des connaissances simples qui caractérisent l’homme (langage, lecture, écriture, comportement social…) sont immenses et souvent inopérants lorsqu’on a raté le coche, c'est-à-dire le moment où il était facile de les apprendre. Antigone, elle, est en un sens un "enfant sauvage animal". Sa mère de substitution fut une machine à couver. Elle a perdu non pas l’intelligence, mais ce qui, pour l’animal, en tient lieu, l’instinct. C’est moins grave que pour l’intelligence car mystérieusement, l’instinct resurgit comme si l’animal était programmé en dépit de toute éducation. Parfois, pour ce qui est des comportements simples et vitaux, il demeure, même en l’absence de tout contact initial avec un congénère parent ou groupe social : Minos, qui n’a jamais connu sa mère, élevé au biberon, dès deux mois, se tapissait au sol et bondissait sur une proie imaginaire comme le futur matou qu’il était. Et il sut chasser à six mois sans que jamais on ne le lui ait appris. Il était programmé : une superbe machine à tuer qui saisissait sans erreur les pigeons exactement à la jugulaire pour les étouffer. En revanche, il ne sut jamais se lécher correctement le derrière. Ce geste simple de bonne éducation féline qui constitue la marque de tout chaton bien élevé, il en fut toujours à peu près incapable. L'instinct, mystérieux, se perd et se conserve parfois. Chasser est sans doute vital, pas les soins d'hygiène. Ma foi, le papier toilette n'est pas fait pour les chiens, comme on dit, mais ça complique.
Nous en étions à l'erreur, à Descartes, au doute, et aux retrouvailles avec le monde, le corps et les autres, après qu'il ait déduit l'existence de Dieu de celle de parfait et d'infini (c'est le fameux "argument dit ontologique".)
Ne pas se fatiguer pour rien. L'émotion
Je n'aime pas me fatiguer pour rien disait un élève économe de lui-même et au langage définitif : qu'ai je besoin de douter de mes sens pour ensuite les retrouver ? Tant de tracas pour en arriver à ce dont on aurait pu partir, c'est vraiment peigner la girafe ou prendre la température des mouches, car il voulait devenir véto. Oui, peut-être. Mais c'est le propre d'une découverte que d'éviter aux autres de butter sur l'obstacle que son auteur a levé. Ensuite, celui-ci paraît si dérisoire. Et une certaine ingratitude nous pousse souvent à la mésestimer car elle fait, sans que l’on ne s’en aperçoive, partie de nous. On a donc l'illusion d'un détour inutile et on se moque de celui qui a ôté pour nous une pierre du chemin. Une découverte révèle ce que l’on sait mais que l’on ne savait pas savoir: elle met au jour. Mais elle peut aussi troubler. Levant un obstacle, elle en a fait surgir un autre, ignoré. Qu'importe. C’est tout de même une avancée. Mais elle peut aussi ôter un obstacle qu’elle a créé. En ce cas, elle a été en effet inutile. C’est ce que l’on peut parfois reprocher à Descartes. Car on peut aussi, pour s’assurer de son existence, partir, comme Rousseau, du corps et des sensations. Mais pour cela, encore faut-il les croire valides: Rousseau vient après Descartes! Le doute de Descartes est "méthodique" : c’est une étape seulement destinée à s’assurer comme en mathématiques d’un point d’appui certain afin d’y bâtir ensuite toute sa philosophie. Mais pour Descartes lui-même, le corps n'est pas toujours source de tromperies ou du moins certaines sont exploitables: il est aussi, dans la passion, une cause inépuisable de plaisir (et de douleur) et nous permet de goûter heureusement à la vie. Cela, Descartes le reconnaît.
Nous en arrivons donc ici à la seconde manière selon Descartes de prendre conscience de soi dans sa totalité, corps et esprit, manière qui convenait mieux à cet élève. Econome de tout travail, elle ne fait intervenir ni l'idée de Dieu, ni même la pensée philosophique: c'est l'émotion ou les passions. Lorsque je ressens quelque chose, mon Esprit s'émeut certes mais en même temps, mon corps. Lequel a commencé ? L’âme dit Descartes: son traité s’appelle d’ailleurs "Les passions de l’âme". Mais ils semblent avoir joué tous les deux en même temps une partition identique sur deux octaves différents: c’est donc bien qu’ils représentent un bloc, un tout. Lorsqu'on est amoureux par exemple, lorsqu'on a peur ou lorsqu'on est en colère ou amusé, on tremble, on rougit, le cœur, la respiration s'accélèrent, on crie, on pleure, on rit. L’âme s’émeut et immédiatement après, le corps le manifeste. Mais as-tu essayé d'arrêter de rire, de pleurer ? C'est difficile, presqu'impossible. On aurait peut-être pu s'abstenir de COMMENCER, mais une fois partis, on est comme habité par quelqu'un d'autre, notre corps, qui continue ce que notre âme avait commencé sans que l’on ne puisse l’arrêter. Le mot même de fou rire exprime que l’on se sent entraîné par le rire qui finit par agir tout seul. N'empêche: c'est l'union de MON âme et de MON corps qui s'exprime ainsi: parfois, donc, le corps paraît dominer alors qu’il n’a fait qu’obéir, du moins au départ.
Alcool
Le parcours de l’alcoolique par exemple illustre ce phénomène: un jour, il a décidé de boire. Un peu. Avec des copains. Le patron exigeant, parfois injuste, la fatigue, l’épouse surmenée, en colère, les enfants insupportables, les scènes… Le résultat a été un soulagement bienheureux. Son corps et son âme lui ont semblé plus détendus, la tristesse est devenue aussi minuscule que les maisons, en bas vues d’avion. Mêmes problèmes le lendemain. Même solution. Mais en dessous, les souffrances qui semblaient atténuées ont augmenté: le patron tenait un argument, l’épouse nourrissait des griefs supplémentaires, les enfants perdaient toute estime pour lui et refusaient de lui obéir, un poivrot, ça n’a pas d’ordre à donner. Un beau jour, son corps n’a pu se passer du poison, qui s’est mis à fonctionner "tout seul", comme une machine folle, à dominer l’âme.
Dans l’émotion extrême, la passion "mauvaise", c’est ce qui arrive. Le corps exige, a besoin de son toxique. En fait, au départ, c’est toujours notre âme qui ordonne, mais il semble ensuite que notre corps prenne le relais et impose: il modifie notre âme qui alors semble lui obéir. Et cependant on peut aussi se servir de ce mécanisme. On peut à bon escient utiliser notre corps contre notre esprit. Mais c'est cependant notre esprit qui le décide. Par exemple, on suscite volontairement en nous une émotion gaie alors que l'on se sent envahi par la tristesse, on s'oblige à agir de manière contraire pour se libérer d'une passion «mauvaise», on part au loin pour ne plus voir quelqu'un, on regarde une cassette comique alors que l'on est triste, on se réfugie à Malbosc pour se désintoxiquer… On s’impose des contraintes matérielles afin de ne plus être dominés par la machine folle emballée: notre corps. A force, on met à distance l'objet de notre passion mauvaise, il ne nous fait plus autant souffrir, on rit bel et bien alors que l’on allait plonger dans le désespoir et on cesse parfois la toxicomanie, on se déconditionne. D'autre part, dans l'émotion, ce n'est pas seulement MON esprit-corps que je perçois mais aussi, immédiatement, celui des autres puisque toutes mes émotions sont liées à une rencontre avec le monde parmi lequel sont les autres. Voilà donc la deuxième manière de prendre conscience de mon corps, économe de réflexion philosophique. Et toc, on a court circuité l'argument ontologique. Incontestablement cela fait plaisir.
Es a quo. Nous y sommes: nous avons, athée ou croyant, retrouvé notre corps, et les autres, après en avoir douté.
Vingt-quatrième chant
L’art... d’arrêter de fumer !!
On va arrêter ici pour aujourd’hui. Ce Chant fut celui du corps et d’un certain éloge de l’émotion, ou du moins de l’émotion dirigée par l’âme. Ce n’est toutefois pas si simple. Une fois le corps intoxiqué par une passion mauvaise, la lui ôter est difficile, pas impossible cependant.
Par exemple, Bergson* peut aider à cesser de fumer: farfelu ? Non. Essayons. Voici le mécanisme, fort simple: si le temps est une succession d’instants identiques et différents, l’instant T où je n’ai pas fumé est analogue à celui, T’, identique à T où je ne fumerai pas, et ainsi de suite... Et si je n’ai pas éprouvé de sensation de manque durant cet instant T (plus ou moins court selon mon degré d’intoxication) il n’y a en principe aucune raison pour que j’en éprouve durant l’instant T’ équivalent qui vient ensuite: succession d’instants. Additionnons tous ces instants et on cessera de fumer. Facile ? Oui et non. Cela vaut surtout pour les intoxications dites psychologiques et non pour celles qui modifient le corps de sorte qu’il a réellement besoin du poison comme de nourriture. On limite ainsi notre consommation, il est vrai, mais arrêter totalement est plus difficile, parce que les instants ne sont pas tout à fait identiques: dans toute intoxication, il y a une part de psychologique et une autre de physiologique, inégalement réparties selon les produits. Ici, le fait est que, défrichant, montant l’eau, manipulant foin et sacs de graines, grimpant le long des acols depuis le lit de la rivière jusqu'à la route tout en haut, le désir de fumer est moindre que devant un ordinateur. De plus, on ne peut fumer sans risque de feu. Avoir fait flamber tout un acol en voulant le nettoyer est une expérience humiliante que tous ont connue plus ou moins. Deux jeunes oliviers noircis en portent encore les traces: ces parisiens !
Cependant, il en va des cigarettes comme de tout toxique: dès que l’on se retrouve dans un environnement où l’habitude a été prise de fumer, elle survient toute seule, comme un réflexe conditionné, et on doit résister. Bergson certes, peut aider, mais aussi un changement d’environnement. Cela, c’est toi qui devras me l’apprendre et non l’inverse, toi ainsi que ce mode de vie nouveau pour moi, et l’absence du stress qui a occasionné l’intoxication. C’est ce que nous observions. La cause a disparu mais la conséquence est restée. Il est cependant plus facile de se débarrasser de la conséquence lorsque la cause n’est plus, c’est à dire de cesser de
fumer ici plutôt qu’en banlieue. Les stoïciens aussi peuvent aider. Les choses sont ce que nous en faisons. Faisons donc qu’il soit agréable de ne pas fumer… C’est le cas, bien sûr, mais le fumeur en manque, tout en le sachant, agit comme si c’était l’inverse, philosophe ou pas. Répétons nous: le temps est une succession d’instant. Et les choses sont ce que nous en faisons. Et utilisons les tâches matérielles simples quoique fatigantes, on n’y pensera plus, ou moins. Equinothérapie en effet: d’ailleurs Malinghô a horreur de l’odeur du tabac.
Ce chant est court car il doit être écrit par chacun. Je vais laisser un espace blanc à sa suite, afin que tous puissent le compléter. Un livre interactif. Il faut toujours écrire sur un livre, il doit vivre, ce n'est pas un objet d'art et le respecter c'est l'émasculer.
Vingt-cinquième chant
Résultat !
— Ca a marché ?
— Oui et non: une cigarette quand même le soir très tard, dehors, sous le tilleul. La "Madeleine" évidemment. Depuis si longtemps, cette pause de réflexion solitaire avant de lire ou de dormir, cet arrêt provisoire du bruit et de la fureur ressemblent à un chemin défriché dans lequel je me dirige automatiquement. Proust dans "La recherche du temps perdu" voit soudain surgir des souvenirs infinis, heureux, de son enfance à Combray à partir de la saveur d’une simple madeleine que sa mère lui offre avec le thé… Magie du goût: tout se met en place soudain, seulement à partir d’une sensation anodine… Notre vie est faite de ces sentiers tracés, intellectuels ou physiques: en changer est difficile. Il faut en aménager, en inventer d’autres immédiatement car l’horizon infini, au loin, menace. Une ballade avec les chiens à la Roque afin de vérifier que tout va bien coté Malinghô ferait l’affaire. Quoique, un autre chemin se dessine alors, celui des promenades autrefois aux Trois pins avec une cigarette qu’il était interdit de griller même dans la propriété. Le tracé est établi et fumer en fait partie. Il faut donc un autre but de marche, la Vigère par exemple, malgré son coté inquiétant.
C’est un lieu totalement neuf, une sorte de "Madeleine négative". Reprenons: le temps n’est qu’une succession d’instants. Si je n’ai pas éprouvé de sentiment de manque tout à l’heure, il n’y a aucune raison que je l’éprouve à présent. Additionnons les instants. Sophisme? Philosophie ? Ou bourrage de crâne ? Les trois.
Philosophie et sagesse
— Sans avoir jamais fait de philosophie je ne fume cependant pas…
— C’est que sagesse et philosophie, dans certains cas, sont différentes. Pour les grecs, elles allaient de pair c’est vrai: ils pensaient que si l’on connaissait le vrai, le juste, le bon, on ne pouvait pas choisir le faux, l’injuste, le mal. Mais ce n’est pas toujours le cas: Voltaire (21) disait que si on mettait le plus grand philosophe du monde en haut d’une tour élevée sans parapet, il éprouverait autant de vertige qu’un ignorant. Entre le savoir et la conscience, il y a, pense-t-il, un fossé. Ce n’est peut-être pas tout à fait vrai. La philosophie peut contribuer à nous guérir de nos passions mais il faut l’aider. Elle n’est pas un remède absolu. Il est un monde devant nous, qui nous blesse parfois, et nous sommes le résultat de ce choc des deux, le monde et nous. Et entre théorie (l’idée juste dans ce cas) et pratique (son application) il y a parfois un fossé en effet. La philosophie consiste à le combler. On peut cependant étudier la philosophie sans être philosophe au sens de sage. Et vice versa.
— C’est seulement que je n’ai pas d’argent pour le faire
— Une bonne réponse: chaque chose a son coté positif et négatif. La pauvreté, là, t’est favorable. Le tout est de conserver cette sagesse forcée lorsque tu auras un peu d’argent.
Corvée d’eau
En tout cas, il faut monter l’eau. Celle de l’abreuvoir est croupie. Les chevaux, contrairement à une idée reçue, moins délicats que les ânes, répugnent tout de même à boire au bout de deux jours, surtout l’été. La chaleur, les feuilles du micocoulier, et les mouches noyées, ont contribué à la polluer. Corvée d’eau. Il faudrait attacher des paniers à Malinghô afin qu’elle puisse les porter: pour elle, vingt kilos n’est rien. Mais pour l’instant, l’expérience, le moins que l’on puisse dire, n’a pas été concluante, elle n’a eu de cesse que de se débarrasser des deux jerrycans sanglés de chaque coté de ses flancs, soufflant fortement, comme d’habitude lorsqu’elle proteste, exaspérée, et, passant entre des troncs, elle ne tint, même guidée, aucun compte de sa largeur augmentée. Un jerrycan arraché, éclatant avec le bruit d’une petite explosion, de l’eau froide dégoulinant partout sur son flanc, un galop effrayé dans la garrigue avec l’autre pendant et battant au bout de sa corde et le licol par chance coincé derrière la crinière, quel rodéo… Heureusement, une touffe d’herbe particulièrement savoureuse l’a arrêtée et lui a fait oublier sa peur liée au bruit de cet engin froid qui lui battait le flanc.
Le vieux débardeur à la retraite installé à "Chante Louve" en haut de Molières dit que l’attelage et le bât sont bien plus difficile que la monte. Plus dangereux aussi. Le fait est que nous avons frôlé la catastrophe, si le licol ne s’était pas de lui même maintenu derrière son cou, si elle l’avait accroché, si la gourmandise ne l’avait arrêtée, elle pouvait se rompre les jambes ou pire, provoquer un accident sur la route. C’est à reprendre en suivant ses conseils, toujours avisés.
Chante louve ou Voyage sur Internet avec un Ane
Cela tombe bien, si l’on peut dire, car l’imprimante fonctionne mal: le Drathaar l’a renversée dans sa joie de me revoir après une ballade un peu longue au clair de lune. Ou est-ce l’ordinateur qui a un virus ? Aux Brousses, dans une ancienne maison appartenant jadis aux Houillères du Bassin des Cévennes où vivaient autrefois une dizaine de familles de mineurs, le rez de chaussée est à présent occupé… par une entreprise d’informatique, et le premier par un vieux couple dont l’homme, ancien forestier, passionné d’animaux, de chevaux et surtout d’ânes, est un puits de science. Riquet, son âne-gâté, se promène en semi liberté devant la maison dans un pré commun. Etendant son territoire jusqu'aux fenêtres du rez de chaussée, il braie et frappe parfois sans gêne aucune aux vitres des bureaux des informaticien(ne)s pour qu’ils lui décrochent quelques pommes trop hautes. Un long bambou au bout recourbé réservé à cet usage exclusif est suspendu devant la porte. Internet, l’informatique, le monde du futur d’un côté, et, de l’autre, la montagne et l’âne effronté aux braiments fracassants, le spectacle est beau, contrasté.
Encore une idée simple. Puisque les informaticiens peuvent travailler n’importe où, pourquoi ne pas s’installer à faible prix dans un de ces petits immeubles dont les appartement au premier sont desservis par une vaste terrasse commune courant sur toute la longueur du bâtiment, qui parsèment la campagne, identiques, isolés en pleine nature ? Du reste, la clientèle locale n’est pas négligeable. Il est donc paradoxalement plus facile de faire réparer l’ordinateur ici qu’à Paris. Une partie du premier sert pour l’hébergement des stagiaires, l’autre est partagée en deux parties égales: l’appartement du vieux couple d’un côté, et leur ménagerie de l’autre. Lapins, tourterelles, chats et chiens en quasi liberté y vivent dans un espace astucieusement organisé pour tous, en bonne intelligence. Le vieux monsieur, un Lorenz (22) autodidacte, (qui a appris seul) a aussi une bibliothèque bien fournie traitant exclusivement d’animaux et d’éthologie (observation des animaux dans leur milieu naturel) sa passion. La vie simple et tranquille.
A minuit, deux heures du matin ou plus tard encore, les bureaux en bas sont encore éclairés et les ordinateurs et fax crépitent: il est midi à Tokyo. En cas d’urgence, il n’est pas impossible d’aller y quérir de l’aide. L’âne, dérangé dans son sommeil par une voiture inconnue, proteste, à moins que cela ne soit un salut de bienvenue ? Le bruit est tout aussi effroyable ! Il joue efficacement le rôle d’alarme électronique. La nuit, par temps clair, la montagne retentit. On l’entend, disent certains, jusqu'à Meyrannes dans la vallée. Son maître rétorque que le chant des baleines sous l'eau est audible à sept cents kilomètres. Riquet a plusieurs écuries, une d’hiver, une d’été et une de printemps. Les autres, car autrefois il y avait autant de chevaux que de familles, servent de fenil, de sellier et d’atelier pour le maître qui bricole tout le temps, toujours pour ses animaux.
Vingt-sixième chant
Mais nous en étions à Descartes. Et au "moi". La subjectivité
Je doute = je pense = je suis. La première certitude est donc celle de notre existence. Soit. C'est une base, la base de tout raisonnement ensuite certes. Mais cela empêche-t-il l'erreur ? Non, mais cela l'explique, donc nous donne des armes pour l'éviter. Car c'est bien notre existence qui nous apparaît d'abord, celle des autres est toujours dérivée de la nôtre, par le biais de l'émotion, l'amour, la haine, ou de l'idée de Dieu. Cette conscience de nous, première, on l'appelle subjectivité. C'est de là que dérive souvent, lorsqu'on ne l'a pas prise en compte, l’erreur. Nous ne pouvons "sortir" de nous-mêmes. Ce "moi" qui pense constitue à la fois un outil et un obstacle. Nous ne pouvons comprendre tout à fait l'autre. Freud, nous le verrons lors du prochain Chant, ajoutera: ni nous-mêmes. Et le monde ne se donne à voir que partiellement. Ce nous désirons savoir en vain, nous l’imaginons donc parfois et nous refusons de chercher. Celui qui renonce à chercher, nous l’avons vu, masque son ignorance de propos souvent catégoriques, parfois désabusés ou venimeux. Rien de pire que cet "arrêt sur image". L'incertitude en soi n'est pas grave si on continue à chercher. Même son aveu peut être fécond car l'autre alors nous aidera. Mais alors, pourquoi est-ce si pénible parfois, si rare même, d’avouer "je ne sais pas" ? Pourquoi a-t-on peur de perdre la face ainsi ? Parce que l’on la perd effectivement ! Le pouvoir se fonde sur un savoir ou un pseudo-savoir, un faux savoir ou bluff. Refuser d’y adhérer (d’y coller) est mal vu. Jusqu'à la condamnation à mort, parfois. Il ne s’agit plus ici de vagues moqueries comme on l’a vu au début de ces Chants "tu coupes les cheveux en quatre" mais de la vie même de celui qui avoue son ignorance, cherche à la pallier, et y parvient parfois. Sa réussite peut le perdre socialement.
Erreur et Pouvoir
Le doute, lorsqu'il dépasse un certain seuil — ici, nous quittons Descartes— est souvent honni, détesté. Celui qui ne sait pas et surtout qui le dit est souvent rejeté car il pointe du doigt l’ignorance de tous. On lui reproche deux choses contradictoires: de ne pas savoir et de savoir qu'il ne sait pas, et surtout de le dire ouvertement. Et de chercher par lui-même, ce qui revient souvent à critiquer des idées reconnues et à s'opposer à qui les admet, c’est à dire souvent à qui détient le pouvoir. Pouvoir et savoir sont liés mais ennemis: le pouvoir, fascinant, s’appuie sur un certain savoir, qu’il refuse de remettre en cause, tandis que le savoir véritable, vivant, doit sans cesse être vérifié et critiqué, au nom même du savoir. As-tu jamais vu un homme politique dire "je ne sais pas comment faire"? La science aussi progresse, à coup d’erreurs rectifiées, et elle avoue souvent qu'à un certain stade, elle se heurte à une question non résolue, du moins jusqu'à présent. La critique, la pensée libre, sont toujours risquées pour l’homme de pouvoir. Certaines cependant sont acceptées, d’autres non. Cela dépend de qui les émet, du moment où il le fait, de ce qu’elles signifient. Pour celui qui a acquis un pouvoir, la "vérité" est souvent acceptation d’idées reconnues par un pouvoir encore supérieur. L’homme de pouvoir opine — dit oui— et l’exige des autres, réprouvant celui qui cherche, c’est à dire celui qui refuse d’opiner. Sartre parlerait de mauvaise foi. Vérité ? Erreur ?
Cela n’a pas même d’importance ici : le vrai est seulement ce qui sert. L'homme politique doit plaire — du moins dans un système démocratique — : le vrai est pour lui ce que son électorat croit vrai. Le citoyen aussi doit plaire à l'homme politique qu'il redoute et aux autres qu'il redoute aussi parfois. Le vrai est par conséquent ce qu'il suppose que tous croient vrai. — Mais les deux peuvent se tromper.— On appelle l'idée que tous partagent un consensus. Celui qui le remet en cause est parfois haï, parfois adulé, parfois les deux à la fois, cela dépend s'il parvient à convaincre ou non. Il faut l'avouer, l'école procède parfois de la sorte. Elle étouffe quelque fois toute sincérité: les soumis exigent la soumission. Apprendre, ici, c’est répéter: quel bénéfice? Bien faible. Certes, il faut apprendre d’abord, étudier, s'aider des autres, auteurs, professeurs, mais en faisant nôtres leur pensées, c'est à dire en les modifiant parfois radicalement. Mais à quel moment y est-on autorisé? C’est LA question. Plus tard, plus tard, encore plus tard. Or, à force d’être renvoyé à l’infini, un désir trop différé diminue, la pensée s’étiole comme une plante privée d’eau. Ce droit de critiquer, l’élève devrait en fait l’avoir à peu près tout de suite si on ne veut pas qu’il s’endorme. Or on l’humilie parfois lorsqu’il l’exerce: pour qui se prend-il ? Sais-tu qu’Einstein fut considéré comme un esprit chimérique incapable de mener à bien quelqu’étude que ce soit ? Que Giordano Bruno (23) qui s'exclama à sa mort: "plus on est intelligent, plus on est couillonné", fut brûlé vif ? Quelle force faut-il pour s'opposer à tous ou seulement à certains qui, ayant le pouvoir, prétendent détenir le savoir et représenter l'ensemble ! Le défaut de confiance en soi, acquis, soit à l’école même, soit à l’extérieur si on en a été exclu, soit dans sa propre famille, conduit à la servilité. Personne n’ose s'opposer à l’ensemble. Ceux qui le font étant réprimés, comment s'étonner qu'il y en ait si peu qui l’osent ?
L'homme de pouvoir, ce que nous sommes tous, mais plus ou moins, ne se fie donc pas à son jugement. Il attend le jugement d'un supérieur pour opiner ou blâmer. Mais le supérieur lui aussi attend un jugement à un plus haut niveau et ainsi de suite à l'infini. Personne donc ne bouge: bouger, c'est périlleux. Chacun est ainsi certain de se maintenir en place ou de progresser. L'erreur philosophique? Scientifique? On en est bien loin, on est même ici dans l'anti philosophie. Et on est en plein dans la cause de l’immobilité qui rend l'erreur durable. Le consensus, le pouvoir. Celui-ci a sa source et se transmet par les administrations, qui, dans un système démocratique c’est à dire un gouvernement du peuple par le peuple ont plusieurs fonctions: servir l’ensemble bien sûr mais aussi exercer, transmettre et ensuite répartir le pouvoir. Ce n’est pas simple. Ni spécifique. Nous allons voir.
La démocratie et son administration
Démocratie vient de demos, le peuple, et cratos, le gouvernement. Dans ce système, l’ensemble du peuple dit souverain est gouverné par ceux qui le représentent c'est à dire par lui même. Parfait. Mais le modèle est simple et compliqué à la fois. C’est le mode de gouvernement le plus juste qui soit mais... Le peuple délègue son pouvoir à un gouvernant qui le représente, soit. Mais celui-ci va-t-il tenir ses promesses, le représenter… ou le trahir ? Déléguer son pouvoir, n'est-ce pas consentir à le perdre ?
Le Président est, en France, élu. Il choisit ses ministres, qui dirigent les administrations. Prenons l’Education Nationale : afin que tous les élèves tirent bénéfice de l’école c’est à dire pour servir l’ensemble, le ministre élabore (fabrique) des plans qu’il traduit par des circulaires et des décrets. Il exerce le pouvoir. L’administration, ministères, rectorats les fait appliquer, elle les transmet. Puis elle contrôle qu’ils l’ont bien été, chacun examinant et notant celui qui se situe juste en dessous. Et ensuite on contrôle les contrôleurs et cela remonte jusqu’au ministre… Mais pour avoir un sens, un contrôle doit être suivi de sanction, récompense ou punition. Or que va-t-on donner ou ôter aux hommes ? Du pouvoir, justement, par exemple des promotions qui gratifieront ceux qui ont fidèlement exécuté les directives ou ont fait semblant. Le pouvoir répartit le pouvoir en augmentant —parfois de manière dérisoire— celui de ceux qui s’y sont soumis. Légitime? Juste ? Oui, si les directives elles-mêmes l’étaient. Mais le ministre, pour conserver le pouvoir, doit servir à la fois celui ou ceux qui l’ont mis en place et l’ensemble. Cela n’est pas contradictoire puisque c’est indirectement l’ensemble qui l’a mis en place. Tout baigne.
Eh bien non. L’ensemble est constitué d’une infinité de groupes aux intérêts parfois opposés. Les américains appellent cela des lobbies. Il aura donc souvent tendance à s’appuyer, à servir les plus forts, ceux qui l’ont fait élire ou nommer et ceux qui le maintiendront au pouvoir. N’est-il pas, dans ce cas, tenté de courtiser ces groupes même les pires ? On appelle cela la démagogie, ce qui signifie apprendre -ici, flatter- le peuple. Est-il alors juste d’obéir? Socrate aurait répondu oui tout de même.
— Il faut obéir disait-il, aux lois de son pays, même injustes." Et il ajoutait : "si on veut les changer." Pour pouvoir exiger la justice, encore faut-il se plier aux lois ajoutait-il. Mais si on leur obéit, on les justifie : comment changeront-elles ? — Et de fait elles changent sans cesse et il se peut que l'on soit sans le savoir hors les lois, pour des manquements mineurs.—
Mais il ne se privait pas de les critiquer et son public était nombreux. Cela revenait d’une certaine manière à désobéir quoiqu'il en dise et l’a conduit à la mort qu’il a acceptée. Il n’obéissait donc pas totalement et sa critique porte toujours. De toutes manières l’obéissance par principe est contradictoire avec la pensée libre, critique. Socrate distinguait le logos, libre, et l’acte, contraint. Il s'accordait le droit de critiquer, non celui de désobéir, ce qui conduit à une impasse. S’il est interdit de critiquer, la critique n’est-elle pas désobéissance ? En fait, il y avait pour lui des degrés dans la sédition et au fond tout se réduit à une question de limite.
— Penser, c’est dire non" disait Alain (24). Il faut donc parfois choisir entre pouvoir et pensée. Mais d’un autre coté, si on n’a aucun pouvoir, notre pensée elle même s’étiole à moins d'être doté d’une force morale exceptionnelle. La plupart choisissent donc le pouvoir ou simplement la tranquillité. Ou alors, ils louvoient c’est à dire naviguent en zig zag comme le marin lorsque le vent est contraire. En un sens, ils "opinent" ou font semblant : quelle différence ? A force, ne perdent-ils pas le désir de penser ? C’est un risque. Il est possible mais difficile d’y échapper. Par la philosophie. Socrate a certes été exécuté, mais il l'a quasiment cherché. Cependant, sans son disciple Platon, qui, lui, a sagement fui, parlerait-on toujours de lui ? Non. Et cela, il le savait. En un sens, il était de mauvaise foi. On a là un héros, un penseur libre, Socrate, qui accepte la mort... et un scribe qui détale puis la tempête passée, se fait son agent de publicité. Sans Platon, Socrate n'est rien qu'un vieux radoteur sale et mal embouché liquidé parmi des centaines à une époque effroyable de guerres civiles comme jamais il n'y eut. Sans Socrate, Platon n'est qu'un politicien opportuniste raté. Les deux ensemble font un génie unique.
De Protagoras à Socrate: l’ordre, le désordre et le pouvoir
Pour penser, juger ou créer, il faut être libre d'un pouvoir ou d'un désir de pouvoir, d'une carrière, détaché des moqueries et de la peur, ce que personne n'est ou ne peut être, avec des degrés cependant. Etre un sage ou un fou. Cela seul donne le courage de s'opposer et parfois d'être réprouvé. Mais il faut aussi s’adapter, oser. Donc ne pas être tout à fait détaché d’un système social. Ce sont là deux situations contradictoires. Mais il y a une infinité de possibilités, une infinité de sous ensembles dans la société et même dans une administration "bureaucratique". On désigne ainsi le pouvoir excessif de ceux qui, dans les bureaux, décident du sort de tous, attribuant ou non, sous la forme de "papiers", des autorisations vitales, permis de séjour, de travail, promotions, radiation... Ces sous-ensembles peuvent se combattre et même s’annuler. Il faut donc parfois ruser avec plusieurs "pouvoirs" contradictoires pour faire admettre une critique, pensée ou agie. Une société ou une administration vivante est celle où plusieurs groupes, plusieurs pouvoirs se côtoient sans que l'un n’étouffe l'autre. Ainsi il pourra y avoir combinaison et renouveau.
Voici un exemple d'un manque de courage, intéressant parce que sans enjeu réel et ne concernant nullement une administration. Contrairement à une idée reçue, les administrations ne sont pas les seuls ni même les principaux systèmes de pouvoir. Il en est d'occultes (de cachés) plus subtils et tout aussi contraignants. Voici une histoire révélatrice. Lors de la visite d'une exposition d’art contemporain en compagnie de deux amateurs "éclairés", aucun des deux ne donna l'avis clair que j’attendais sur les œuvres exposées, de valeur -disait sans précision la critique- très "inégales". Quelques propos vagues qui ne disaient rien, c’est tout ce que l’on pouvait tirer de ces calés. Mais après l’exposé qu’ils suivirent en opinant gravement, leur avis se dessina, de plus en plus net. A la fin, il fut même catégorique, pointant les œuvres "sans intérêt", celles qui "volaient au dessus du lot" et les "moyennes". L'inquiétant est qu’ensuite ils expliquèrent les raisons profondes de leur jugement personnel à des visiteurs tard venus. Un "jugement" personnel ? Servile mais légitime si on part du principe que l’expert conférencier avait justement jugé. Et si, de même, celui-ci avait copié... ? Ainsi de suite à l’infini ?
En fait, personne parmi eux ne voulait courir le risque d'apprécier ce qui était "officiellement" mésestimé et vice versa. Pour ne pas déroger, pour leur réputation, leur fond de commerce. L'art unit les gens mais les sépare aussi. Celui qui aime une œuvre de "mauvais" goût a mauvais goût. Le groupe éclairé, uni, le mésestime. C'est un plouc. L'art peut être soumis à un pouvoir, celui de ceux qui font la réputation des œuvres et des artistes. Juste ? Peut-être. Mais parfois — pas toujours — cela n'a rien à voir avec leur valeur véritable.
Les hommes de "pouvoir", fut-il, dans ce cas un peu dérisoire ne jouent au loto qu’après tirage des numéros gagnants. Ainsi, ils ne perdent jamais. Protagoras le sophiste, disait : "le vrai c’est seulement ce qui suscite l’adhésion de tous", lorsque le public répond oui, d’accord. Il affirmait par là que la vérité n’existait pas. Mais il assignait (ordonnait) à la philosophie la tâche de persuader un public et d’expliquer aux futurs politiciens comment s’y prendre pour ce faire. Socrate répondait que cela, ce n’était que l’opinion, la servilité de celui qui ne cherche que son intérêt ou à servir l'intérêt d'un clan. Pour lui, "la vérité existe bel et bien dans le monde des Idées Eternelles". La critique de Socrate est donc "idéaliste": la vérité est dans l’Idée. Entre les deux, on peut, contre Socrate, admettre le scepticisme de Protagoras, mais contre Protagoras, concéder à Socrate que le philosophe au service du pouvoir n’est pas un philosophe mais un usurpateur, un bateleur. Que nous ne possédions pas la vérité, soit, mais cela n’interdit pas de la chercher. Or Protagoras se comporte vis à vis de la vérité philosophique comme un mécano devant une Ferrari. Ne comprenant pas son fonctionnement, il renonce à la démonter et l’utilise comme un poulailler, prétendant qu’elle ne saurait servir qu’à faire nicher des volailles. Bien sûr, elle peut aussi servir à cela, mais n’est-il pas malvenu, dommage, de réduire la philosophie à un outil pour hommes politiques comme une Ferrari à un poulailler ?
Vingt-septième chant
L’erreur est personnelle, la vérité, universelle
Nous imaginons donc savoir. Nous nous donnons des certitudes. Ou nous les copions par faiblesse, mauvaise foi, opportunisme, pour poser, ou par crainte d'ennuis. La première manière est la plus courante. Il est peut-être à redouter que l’idée de l'existence de Dieu en fasse partie. A l’époque de Descartes, on pouvait être condamné pour athéisme et d’ailleurs il émigra en Hollande pour sa sauvegarde. Nous savons plus ou moins confusément que nous avons extrapolé, que nous nous sommes hâtés, que nous avons pris un risque. Mais il en va de l'erreur comme de la mort. Nous ne voulons pas la voir. Lorsqu'elle se manifeste de façon incontestable, il se peut même que nous nous battions jusqu'au bout contre la réalité. Car notre certitude, surtout fausse, c'est nous-mêmes ou notre "enfant" et nous la chérissons. La vérité au contraire, issue de la raison commune à tous les hommes, semble nous précéder, nous dépasser. Ce n'est pas notre enfant mais notre parent. Elle existe pense-t-on avant nous, devant nous. As-tu remarqué ? Les gens les plus fortement assurés, ceux qui refusent de discuter en invoquant l'évidence, le bon sens ou la sottise de l'autre sont le plus souvent dans l'erreur. Pourquoi s'y accrochent-ils ainsi ? Parce que la certitude rassure. Et puis l'erreur définit la personne, il y a une foule d'erreurs différentes, spécifiques. Et une seule vérité. En maths, par exemple, copier sur son voisin est risqué. S'il "a" tout juste, OK, mais gare à tous les deux s'il commet la moindre faute !
Retenons de Descartes l’idée du doute, bien que nous l’ayions considérablement modifiée et même dénaturée. Pour Descartes, il ne s’agissait que d’une méthode, une coquetterie pourrait-on presque dire, puisqu’ ensuite il affirme qu’une idée vraie est une idée évidente par elle-même. Or, n’y a-t-il pas des évidences trompeuses ? Le scepticisme prolonge le doute, contre Descartes lui même qui ne s’y attarde pas, observant qu’il est contradictoire en lui-même, un non sens. Dire je ne sais pas, c’est affirmer que l'on sait quelque chose, c'est proclamer une certitude, fût-elle négative. La formule "je ne sais pas" n’a donc pas de sens. Il faudrait dire plutôt : peut-être ne sais je pas.
Demain, nous parlerons du rêve ou de la sensation. Cela nous détendra: nous verrons le rêve du vol, par exemple, comique et irrévérencieux. La rentrée qui s'avance renforce l’anarchisme c’est à dire la méfiance vis à vis de tout pouvoir politique et des administrations qui le transmettent qui sommeille en chacun. La banlieue... Cris et violences, agressivité et rejet, c'est l’image des hommes, celle de fourmis carnivores s’agitant dans un monde hostile et mordant amis et ennemis, préférentiellement amis. Les gens au chômage, ici, me semblent parfois avoir de la chance. Idiot ? Oui. Indécent ? Sans doute. Conscients des nos maux intimes mais non de ceux des autres, nous les blessons en leur présentant comme douloureux ce qu’ils souhaitent en vain pour eux mêmes. Si je méprise et hais ce que tu désires, si ce qui m’est insupportable serait, pour toi, enviable, cela signifie qu’il y a de toi à moi un fossé, ou pire, une inégalité de valeur. Ce qui est erroné (faux) et abject. L’égocentrisme réside là d’abord. Pardon. Mais…
Laissez-moi ma douleur
Mais on pourrait aussi dire vice versa: je t’envie aussi. La nostalgie est vive. Elle s’atténue petit à petit puis disparaît plus ou moins au fur et à mesure que l’autoroute défile et que coule ensuite le temps. C’est justement cette diminution de la nostalgie qui rend nostalgique: si la souffrance disparaît, c’est le signe que l’on s’est "habitué". Rien de pire que de s’habituer. Un poète "fou"* écrivait à son psychiatre:
— Laissez moi ma douleur ! C’est elle qui me fait vivre."
Sa guérison équivalait à la fin de sa création poétique, à l’acceptation et même à la fusion complète dans une réalité qu’il abhorrait (haïssait). Et cependant l’habitude permet de vivre: anesthésié.
Le vent fraîchit, apportant des odeurs sucrées typiques de la saison. Déjà les comportes sont sorties pour les vendanges. Un mois de vie environ, intense: les vignes vont retentir dès l’aube de chants et d’interjections dans toutes les langues ou en "patois" mélangé. Les chênes, la vigne vierge, l’aubépine, le houx sauvage et la salse pareille piquante flamboient partout à présent. Pourrait-on vivre de la terre ? C’est peu réaliste: peut-être, mais qu’est ce que le réalisme ? Le sens commun — le mot n’a pas le même sens en philosophie— veut dire par là "qui colle et s’adapte à la réalité". Des jeunes de la banlieue au chômage et n’ayant pas droit au RMI tentent en ce moment l’expérience, vivre dans nos montagnes en quasi-autarcie. Ils semblent, pour l’instant, l’avoir réussie ! La vie des antiques chevriers de Virgile leur plaît infiniment. L’hiver qui s’avance cependant inquiète un peu les autochtones —ceux qui sont nés dans le pays, on dit aussi indigènes, c’est à dire ici, nous— qui les aident à stocker du bois. Leur fierté d’avoir sommairement retapé seuls quelques ruines et de vivre dans un cadre qu’ils ont choisi et aménagé eux mêmes, fut-ce en tôle ondulée, libres disent-ils, pour la première fois de leur vie, réchauffe les plus sceptiques. Peu réaliste ? On verra. Même si cela ne dure qu’un été, ce sera un bel été. Éphémère bonheur ? Oui mais qui pourra les porter ensuite.
Le hasard et la nécessité
"Tout ce qui est est issu du hasard et de la nécessité" disait Démocrite (25). Le hasard, ici, c’est la rencontre avec Malinghô blessée. La nécessité ensuite: la soigner et trouver quelqu’un qui s’en occupe. La rencontre juste à ce moment avec ton frère sur le Pont. Puis avec toi. Et ces Chants philosophiques à ta demande. Et à présent, le désir de rester ici qui était comme en sommeil s’est réveillé en moi, immense. Les choses se sont emballées, comme toujours. Liberté ? Si l’on veut. Et hasard aussi: si je n’avais pas dû aller à Montpellier ce jour-là… Et découvert Malinghô chez le maquignon. Mais un cheval, le prix, les soins, l’idée était saugrenue, irréaliste en effet lorsqu’on n’a même pas de terrain à soi et un salaire de prof. Cependant, un Dieu malicieux semblait veiller: la somme exigée était exactement celle que j’avais obtenue de la vente du piano haï par ma mère. Mélancolie en ce jour de printemps liée à l’acceptation navrée de cette perte symbolique que l’argent ne compensait pas. Plus de musique. Mais ô stupeur, c’était le prix de Malinghô et je l’avais sur moi en liquide comme l’exigeait le type qui se préparait à l’envoyer à l’abattoir. Clin d’œil du destin ? ? Ca s’appelle un transfert, on va le voir. La douleur du renoncement au piano diminua, se fit dérisoire, puis s’envola comme une colombe maléfique. Le retour fut cocasse, problématique mais allègre avec Malinghô dans la bétaillère qui suivait… et la peur au ventre devant la réaction prévisible de ma mère. La suite s’enchaîne… Yves rencontré par hasard me dit que ce terrain est à vendre à faible prix, le nom du vendeur qui dans sa banlieue Parisienne avait tant besoin d’argent… ma mère imprévisiblement s’y intéresse et même y passe ses après-midi avec son sécateur… du coup elle me prête sans même que je le lui demande l’argent pour l’acheter… retrouve toute son énergie pour diriger d’une main ferme les opérations de défrichage et même de soins etc… Sa dépression? Le piano ? Ma rancune ? Qui y pense encore ? Une belle histoire.
Lumière du soir
Tout s’éclaire à présent bien que le soir soit tombé. Tout semble plus beau et surtout plus lent. Plus simple aussi. Ce désir de profiter à tout prix de l’instant qui finit par empêcher toute joie et tout plaisir est enfin aboli. Les choses sont. Bien. C’est ainsi. Est- ce un hasard ? Malinghô regarde et cligne: a-t-elle senti qu’une part de sa vie se jouait ? Sûrement pas, mais nous émettons des odeurs particulières et significatives, dont nous n’avons nulle conscience, dont la finesse n’échappe pas aux animaux, les phéromones. Cela doit être une odeur-de-désir-de-rester-ici qui fleure de moi en ce moment. Le maréchal Ferrand va venir tôt demain. Il va falloir la brosser afin qu’elle soit présentable. Les cinq œufs rescapés sont rassemblés dans un nid de brindilles. Antigone couve consciencieusement, gravement, négligeant même de se nourrir, elle si goulue, totalement immobile. Aura-t-elle l’idée d’y pondre le prochain ? Son rythme est soutenu. Au moins un par jour. J'aimerais bien les manger mais... ça gêne un peu. Pas toi?
Il va falloir lui donner du calcium comme à Zazie qui, à neuf mois, avait, à sa grande stupéfaction, mis bas cinq énormes chatons voraces qui s’arrondissaient à vue d’œil tandis qu’elle maigrissait dans les mêmes proportions. En dépit de leur odeur, elle croquait d’elle même ses cachets. Contrairement au cliché, elle se montra vite une mère versatile et maladroite, les rabrouant violemment et l’instant d’après, les léchant comme si elle voulait les tartiner sur le sol. Après ces vigoureuses toilettes, les petits, un peu plus aplatis après chaque coup de langue, se tenaient cois, quasi assommés. Ils furent finalement élevés en partie au biberon et elle put avec soulagement reprendre sa vie de chaton insouciant, libérée de ces boules de poils goulues. D'où l’attachement particulier aux hommes de sa fille Mélissa : elle a un passé pénible avec sa mère à quatre pattes. Elle est comme Minos "imprégnée" par l'homme: fixée sur la personne qui l’a nourrie, sa "mère", son amour s’est étendu à toute l’espèce humaine. Ses propres congénères lui sont indifférents. Les autres chats et le Drathaar font les frais de son caractère ombrageux. Son regard de mépris rageur est clair : elle déteste cet "animal" agité et stupide et n’a jamais accepté de mâle. Ce n’est pas tout à fait une chatte, mais plutôt une vieille dame sucrée, hautaine à qui un malin génie a donné par erreur un aspect de chat. Lorenz* un éthologue suisse a, de même imprégné volontairement une couvée d’oies: les oisons le suivaient en troupe partout, envahissaient la maison, souillant les tapis, dormaient avec lui et ne se calmaient qu’à son contact, après qu’il ait émis un bruit particulier qui signifiait selon lui "ce n’est rien", cri qu’il devait répéter sans cesse la nuit car les oies dorment peu. Melissa faisait de même: mais les félins dorment beaucoup et sont naturellement propres. Le foin livré est rentré, Malinghô brossée et étrillée: on peut descendre.
Vingt-huitième chant
Ferrage
Bonni n’a pas eu la tâche facile ce matin: ni électricité, ni eau, ni même accès, contrairement à en bas. Il a dû la ferrer à froid. Ses sabots étaient longs et secs: on a trop attendu. De plus, on ne les a pas badigeonnés régulièrement à l’huile d’olive. Car ensuite les chiens se précipitent sans gêne aucune entre ses jambes pour les lui lécher, ce qui n’est pas sans risques. Durant le parage, la coupe des sabots au couteau, ils attendent impatiemment les rognures de corne, pleines de vitamines qu’ils croquent avec gourmandise, nullement dégoûtés par leur odeur de crottin. Elle semble comme à chaque fois soulagée, plus assurée: elle se risque ensuite à quelques galops d’essai. Lorsqu’on lui avait enlevé son pansement, elle avait manifesté une joie comique, relevant haut et examinant son pied droit, pour s’assurer, aurait-on dit, qu’elle pouvait enfin le faire sans forcer, le posant sur la murette comme si elle attendait la manucure. Le poids de l’épaisse pièce de cuir protectrice fixée à son fer droit devait considérablement la gêner.
Bonni l’a trouvée un peu replète comme toujours. Elle ne mange pas tellement, quoique toute la journée sans discontinuer. Verdict habituel: il faut la rationner et la faire courir. Trente kilos de trop selon lui. Il suggère de la faire porter lorsqu’elle aura perdu du poids, ça la distraira. Elle ne travaille pas du tout: l’excès est certes mauvais mais l’absence totale, pour un cheval, n’est pas meilleure. Un poulain? Il serait à toi. Mais ça saute partout. L’étalon fugueur en haut de la montagne qui hennit joyeusement lorsqu’il passe ne demanderait pas mieux. C’est un arabe, sans doute mêlé de barbe, un excellent croisement avec les Connemara. Les petits, bons sauteurs, sont plus fins que les irlandais mais plus rustiques que les pur sang, ces seigneurs élégants mais parfois maladroits, adaptés à leurs étendues plates et à la course mais ici, ils leur arrive de trébucher. Il n’y a rien de tel que les ânes, les mulets, ou les poneys irlandais pour nos terres abruptes et caillouteuses.
Equinothérapie
Bonni travaille dans un centre près de Montpellier qui accueille des jeunes délinquants: ils vivent quelques mois à l’écart de leur environnement, s’occupent des chevaux et apprennent à les monter. Le résultat est excellent. Certains préparent ensuite un diplôme de palefrenier ou autre. Les cas les plus lourds eux mêmes, les violents, instables, incapables de se plier à quelque discipline, ou même à des horaires approximatifs, se transforment au contact des animaux. Les chevaux, cela se confirme, ont bien des dons de thérapeutes. On en a fait un nom, équinothérapie, c’est à dire traitement psychique par le cheval, qui se dit equs en latin et en occitan. Lents, calmes, bienveillants, ils nécessitent très peu de soins, mais réguliers et indispensables et ils gratifient ceux qui les leur procurent. Pour celui qui se sent rejeté, l’amitié d’un animal aussi impressionnant, qui lui obéit et même le porte est réparatrice. Réciprocité des dons et équilibre, c’est la clef de la réussite d’une relation, qu’elle soit d’homme à homme ou d’homme à animal.
La générosité chez certains surprend lorsqu’on connaît leur passé: les chevaux qui ont le plus de succès sont justement les malades que l’on ne peut monter. En un sens, c’est normal: donner gratifie celui qui donne, car s’il le fait, c’est qu’il le peut. Ne rien pouvoir donner, ne rien pouvoir faire est une humiliation, la pire. Les autres peuvent croire délibéré ce qui n’est qu’impuissance douloureuse. Amers, ils deviennent injustes et agressifs. Du coup, celui qui ne peut donner souffre deux fois. Les chômeurs cherchant en vain du travail le ressentent lorsqu’il leur est ensuite reproché leur paresse. Combien de délinquants ont commencé à voler simplement pour pouvoir faire des cadeaux ? Les premiers vols de Sarah, cette petite fille venue d’ "ailleurs" furent commis au cimetière sur les tombes dont elle raflait les fleurs pour les offrir à son éducatrice. Elle guettait impatiemment les enterrements cossus pour pouvoir ses razzias: c’est ainsi qu’elle s’est faite prendre.
Or, on peut toujours donner à l’animal: il recevra avec plaisir et reconnaissance, croûtes de pain, caresses et brossage. L’idée est simple: recueillir des animaux malades, souvent voués à la mort et accueillir d’autres réprouvés destinés à la prison afin qu’ils se traitent mutuellement. Cela, du reste, coûte moins cher qu’un stage en maison disciplinaire ! L’amitié entre les enfants et les chevaux est si intense que, lorsqu’un jeune a commis une bêtise, fugue, vol, la punition consiste à le priver de les soigner, par exemple de nettoyer les écuries.
— Les choses sont bien ce que nous en faisons" ô Epictète (26) ! La traditionnelle corvée de fourche et de crottin, qui préfigure dans l’armée celle de WC, là, n’est plus une punition pour fortes têtes mais une récompense dont les dissidents sont privés. Certaines tâches triviales (déplaisantes, malpropres ou grossières) sont nécessaires: c’est à notre bon vouloir à les accomplir que l’on mesure notre attachement à qui les requiert (en a besoin). Qu’est-ce qui nous dégoûte ? Ce n’est pas tant l’objet en lui-même (le crottin) que ce qu’il représente: ceux qui n’aiment pas les animaux sont rebutés par leur malpropreté. Mais n’est ce pas plutôt parce qu’ils ne les aiment pas qu’ils trouvent répugnant ce qui, pour d’autres, est acceptable voire dans ce cas, plaisant ? Une élève avait amusé sa classe en affirmant aimer l’odeur des bouses. Cela lui rappelait son enfance heureuse parmi les taureaux, dont elle gardait à Paris la vive nostalgie.
C’est l’histoire éternelle de la Madeleine de Proust dont nous avons parlé. Nous n’avons pas les mêmes Madeleines. La sienne était spéciale. L’enfance est un inépuisable réservoir de Madeleines: elles ne sont pas toutes idylliques, belles, poétiques, ou plutôt elles le sont toutes mais ne sont pas considérées comme telles. C’est ce dont nous allons parler aujourd’hui avec le rêve. Reprenons celui du "vol".
Le rêve et sa signification
Ainsi donc, je "vole". Cela ne pose aucun problème. J'en ai l'habitude, depuis le temps ! Je dois simplement me rendre à Saint-Privat. Et hop, je m'élève depuis ma chambre, à l'aide de deux chaises placées côte à côte, dossier contre dossier… (Pour démarrer, c'est évidemment indispensable.) Passer par la fenêtre est plus rapide et évite ainsi des explications oiseuses. Survol de la montagne jusqu’au château d'eau. Une tuile de la maison a glissé, il va falloir la remettre en place. Il fait beau, c'est magnifique, la Cèze brille tout au fond. Mal aux yeux: le soleil, au dessus des nuages, luit. Un faucon m'accompagne et se moque bruyamment de moi. Son rire est exaspérant: j'ai toujours détesté le rire des faucons. Je lui réponds que lui, sur terre, a également l'air d'un empoté. Attention au relais de télévision, avec son antenne acérée: avant, c'était tout de même plus facile d'aller à Saint-Privat ! Surtout avec un cartable en bandoulière ; c'est très dangereux et tout à fait interdit par le Code. Mais… Pas le temps de le contourner: cela risque de me coûter quelques points sur mon permis. Pas grave: on n'est tout de même pas en URSS où l'on n'hésite pas à abattre un voleur qui ne suit pas les voies autorisées. Depuis le temps que je vole sans accident, on ne va pas tout de même me chercher des noises. Mes ailes sont mon instrument de travail.
J'ai des copies de bac corrigées et Saint-Privat nous attend pour qu'on les lui remette. Le Jury se réunit comme chaque année dans sa chapelle. Pour l'oral, cela se passe toujours sous les Oliviers. Je vais encore être en retard. Pourvu que les Anges ne me mettent pas de contravention. Il me semble en apercevoir un derrière un nuage ; ce n'est pas fair-play de se cacher, Saint Raphaël. Prenons l'air de rien. Par chance, il me fait simplement signe de ralentir ; il n'a pas tort, car…
Voici Dieu, le prof de maths qui arrive et me dépasse à toute allure, comme un avion à réaction. Il pète bruyamment au passage. Pour qui se prend-il ? Et la couche d'Ozone ? Il m'en veut sans doute pour le "lapin" que je lui ai posé lors de la conférence pédagogique. Son intention était claire: il demeurait seul dans une maison magnifique avec parc, piscine, parabole et chaîne câblée, un vrai paradis, il cherchait donc une femme à mettre dedans… Normalement, il ne fréquentait que le gratin, mais il consentait à faire une exception parce qu’il aimait la philosophie et surtout j’étais faite à son goût. La documentaliste m’avait prévenue: Dieu n’arrête pas de draguer les nouvelles venues. Je m'en suis débarrassée lâchement en lui donnant rendez vous devant chez lui, sur la route d'Anduze, tandis que je passais délibérément par Saint-Jean. Au bout du compte, il a dû se résigner à foncer. Seul. Il est arrivé un peu en retard, ce qui pour Dieu, est fâcheux car il est obsessionnel. Ca va être gai, ce jury. De plus, j'ai oublié mes lunettes et le soleil m'éblouit.
Tiens, que vois-je derrière un nuage ? Mais oui, c’est une collègue de philosophie estimée. Mais que fait-elle? Diantre, elle fouille les poubelles. Ce n’est pas son genre d’habitude. Elle a l’air gênée:
J’ai perdu mes chaussures" me dit-elle. C’est bien d’elle. Distraite et farfelue… Décidément le soleil m’éblouit, je file à tire d’aile. Elle me suit, tenant dans son bec quelque chose…
Vingt-neuvième chant
Le devoir d’amour, le rêve, un autre moi même :
infréquentable !
infréquentable !
Le rêve a un sens: mais pas celui que l’on attend d’une histoire cohérente qui tient en haleine et permet au lecteur de l’anticiper (de deviner la suite). Dans le rêve, il n’y a aucune logique donc aucune anticipation n’est possible. L’histoire semble se dérouler toute seule, selon ses propres règles, évidentes et incontestables lorsque l’on est plongé dedans, incompréhensibles lorsqu’on s’en souvient à l’état de veille. Qu’est-ce qui a pu nous passer par la tête ? Une agressivité qui va jusqu'à la cruauté, au sacrilège ou à la grossièreté se dévoile, liée à des faits de l’existence que nous n’avions pas "vus" et qui cependant nous ont profondément marqués.
Lorsque nous sommes confrontés à un événement en principe agréable, à une personne que nous devons aimer, mais qui revêt cependant un côté déplaisant, nous nous dédoublons: d’une part, nous nous devons de ressentir certaines émotions stéréotypées (obligées) mais de l’autre nous éprouvons en fait des sentiments opposés. Ceux-ci, inacceptables, sont mis de côté et oubliés. Ils ne sont même pas vraiment ressentis ou seulement durant un bref éclair, puis la nuit revient.
Par exemple voici quelqu’un de récemment allié à une famille, mettons un neveu par alliance : on se doit de l’aimer comme un fils, un neveu, un beau-frère. Seulement voilà: il s’agit d’un religieux tatillon intégriste pénible. Son rire même, étant donné la personne et le contexte, exaspère. Non seulement on se tait, mais on ne ressent rien de particulier. En fait, on éprouve bien de l’antipathie, l’opposé de la sympathie, mais immédiatement après, on s’horrifie soi même, et on se tape symboliquement sur les doigts. Et on l’oublie tout de suite un si vilain sentiment. Après tout, c'est notre neveu à présent, notre nièce l'a choisi, ils semblent heureux ensemble et ce n'est pas à nous de juger son choix. Et on oublie ! Puis, on oublie même qu’on a oublié. Gagné, cela n’existe plus ! Le soulagement est intense car ce personnage, on va être amené à le côtoyer toute notre vie. Voici encore un collègue, un ami estimé… Mais il nous agace parce qu’il tente souvent de se valoriser contre tous, y compris, contre nous-mêmes. Une histoire claire le dévoile incidemment, nous n’y attachons pas d’importance. Nous en rions même et puis nous l’oublions tout à fait. L’amitié a plus de prix qu’une futile anecdote dont le sens n’est peut-être pas tout à fait certain. Mais il l’est, et nous le savons fort bien.
Nous nous mentons, expression révélatrice qui signifie que nous sommes deux personnes ennemies réunies en une, une qui sait et l’autre qui ignore. Qu’importe: nous n’y pensons plus donc cela n’existe pas. Ouf. On l’a échappé belle. Un ami est plus plaisant qu’un ennemi et avouer que l’on a été manipulé est humiliant... rompre avec quelqu’un que l’on voit tous les jours serait difficile, mesquin et susciterait des questions gênantes. Mais quelque chose en nous se révolte contre un tel double jeu, un double jeu de nous-mêmes. L’émotion parfois nous l’indique avant la pensée claire: quoiqu’on en dise, on n’a plus tellement envie de revoir celui-ci ou celle-là, cela nous procure un vague malaise, presque rien. Un mal de tête, une impossibilité imprévue, on se décommande, on retarde l’invitation inéluctable et on finit par ne plus y songer. Le tour est joué. Seulement le rêve veille, sans jeu de mots ! Et soudain cela éclate. Tout se bouscule et semble vouloir être dit en même temps, d’où le coté anachronique (mélangeant passé et présent) du rêve et sa drôlerie.
Dieu, le prof de maths et le faucon
Qu’on analyse: le jury du bac ressemble bien à un aréopage, une assemblée de juges réunis en Grèce sur la colline d’Arès d'où le nom d'aréopage, à la sentence sans appel. ll est souvent désagréable et parfois dramatique d’y participer: le retard est ici le signe d’une réticence profonde. Saint-Privat, son président dans le rêve, est celui qui fait pleuvoir, celui qui distribue la manne, la nourriture nécessaire à la vie. Dieu dans la bible. Mais il faut la mériter: il est le gardien du Temple, celui du savoir, mais il peut aussi représenter dans mon rêve la concierge de mon immeuble au nom très proche ! une femme parfaite en tout points mais qui, comme tous les parfaits, pesait lourdement de tout le poids de sa perfection sur tous les résidents, allant jusqu'à examiner les poubelles pour débusquer celui qui avait déposé son sac en dehors des heures. Autrement dit, une sympathique emmerdeuse. Dans mon rêve, je ne la "rate" pas ! Saint Louis rendait la justice sous son chêne: ici, l’oral du bac se déroule sous les oliviers qui furent eux aussi sacrés. C'est une transposition de l’histoire racontée identiquement aux enfants d'où qu'ils soient, "nos ancêtres les gaulois" dans les manuels scolaires inadaptés aux africains.
Platon assimile la vérité au soleil qui éblouit lorsqu’on sort de la caverne: ici, c’est la famille où l’on est prisonnier, où l’on tente de nous maintenir enchaîné, et d’où l’on sort en cachette. Tous les jeunes ont tenté de passer inaperçus avant de sortir, la fenêtre fut l’une de ces méthodes, un peu acrobatique. Les lunettes sont indispensables, en haut, au dessus des nuages où brûle le soleil. C’est l’allégorie platonicienne — la caverne— à peine modifiée par des réminiscences (souvenirs flous) chrétiennes. Les gendarmes mobiles, que l’on appelait autrefois Anges de la Route, se cachent vraiment, non pas derrière des nuages certes mais au détour de virages, par exemple celui du Pont d’Avène. Saint Raphaël est le gardien du paradis: ici, c’est un gendarme ouvrant la circulation à Dieu, qui est vraiment le nom d’un prof de maths d’Aniane ! Celui-ci cherchait réellement, en vain, une épouse pour partager son "paradis". Le rêve utilise la réalité et semble s’en jouer, c’est à dire en dénoncer les côtés cocasses mais véridiques et symboliques que l’on n’aperçoit pas clairement lorsqu’on la vit. Le malheureux "Dieu" seul, s’ennuyant dans une maison qu’il avait édifiée pour une nombreuse élite familiale... élite qui hélas l’avait fui ! et cherchant en vain à la remplir d'une femme au moins est un symbole ironique et cruel. Lorsqu’on s’est enfin donné les moyens de jouir de la vie, elle vous échappe, on ne le peut plus. On l’a perdue. Il est trop tard, les amants, enfants, amis ont fui. Le "paradis" est vide: personne n’a plus envie d’y demeurer. Oscar Wilde (27) auquel on demandait s’il préférait l’enfer ou le paradis répondit: "Sur le plan du confort, le paradis, mais sur celui des relations humaines, incontestablement l’enfer car j’y connaîtrais plus de gens."
La couche d’ozone est vraiment trouée par ceux "qui se prennent pour plus que Dieu": ses propres inventions risquent en effet de détruire l'homme. Les techniques, toujours associées aux mathématiques ont une lourde part de responsabilité dans cet état de fait. Dans le rêve, Dieu est prof de maths, ce n’est pas un hasard, même si c'est le nom véritable d'un collègue. Et il "pète" à la figure des gens, détruisant l’ozone en fonçant vers le jury, voulant précéder le menu fretin ! La course à la performance de chacun, évidemment. Un avion coréen a bien été abattu parce qu’il survolait Sakhaline, une île stratégique pour la défense soviétique. Le relais de télévision y est ici assimilé (comparé). Le pouvoir des médias (l’antenne de télé) est associé à celui des armes. Ils fondent (conduisent) parfois les gens à penser d’une manière identique. C’est à dire à ne pas penser.
Dieu, prof de maths ? C’est aussi une manière de brocarder (me moquer) les collègues de cette matière reine dans le grand lycée où j’ai enseigné. Leur coefficient au bac était énorme et ils formaient un clan fermé où les autres n’accédaient jamais. Dans le rêve, ils "pètent" à la figure des autres, ce qui est à peine imagé. Le proviseur leur concoctait les meilleurs emplois du temps, les salles les plus claires et nous devions nous contenter du rebut… Devant ces injustices réitérées, nous ne ressentions qu’un vague agacement ; mais le rêve n’oublie rien, il est rancunier et tous les coups y sont permis. Je ne songeais jamais à ces minimes anecdotes qui en fait m’avaient marquée. Le souvenir me revient soudain des trois photocopieuses que j’avais bloquées, moi, une simple prof de philo, autant dire du menu fretin, et de la stupéfaction des matheux qui attendaient derrière moi. Un crime de lèse majesté, de lèse maths. J’avais encore aggravé mon cas en demandant:
— 130 que multiplie 35, ça fait combien?"... devant des gens si pointus qu'ils travaillaient sur l'équation de Fermat, qui a valu à celui qui est parvenu à la démontrer la médaille Field, l'équivalent du prix Nobel de mathématiques ! Leurs yeux comme des soucoupes, je les revois encore. Ils ont pensé que je me foutais d'eux. Le rêve est impitoyable.
Mais ici Dieu drague. L’histoire est réelle, le malheureux collègue cherchait en vain une compagne. Mais où est le symbole ? Dans le paradis. Dieu est seul et s’ennuie. Mais c’est aussi mon histoire. Nous avons mon mari et moi engrangé pour l’avenir. Prévoyants. Plus tard. Nous vivrons ici, dans le calme et la beauté. Plus tard. On y est presque. Puis l’heure a tourné et nous nous sommes séparés. Plus tard ? Non. Le paradis est vide en effet. Nous n’avons pas su l’habiter à temps, lorsque nous étions jeunes et amoureux. Notre âpreté même à sa recherche, au travail, nous a détruits, du moins en tant que couple. La fatigue, l’absence… A présent, nous avons ce que nous voulions. Mais plus l’essentiel : l’amour fou que nous nous portions. La jeunesse. Nous sommes devenus vieux sans nous en rendre compte. C'est ainsi. Moi aussi je suis seule dans le paradis. Et lui n'y viendra jamais, donc ça n'a plus trop d'intérêt pour moi. Je suis comme ce malheureux collègue.
Quant au point noir, c’est évidemment le Faucon: certes des faucons volent bien au dessus de la Cèze mais enfin ils ne rient pas. Le rire particulier de l’oiseau ainsi que son aspect désignent clairement un personnage bien réel … un peu inquiétant, sans que jamais cela n’ait été pointé à l’état lucide autrement que par une paternelle ironie bienveillante. O stupeur : le rire et les manières du faucon figurent de façon claire… bon sang qui l’eût cru, non, ce n'est pas possible ! Serait-ce... ? Tout de même j’exagère… Un jeune marié ! J’ai honte. Et pourtant…? Mais oui. Bien sûr. Je ne m’étais pas aperçue avant de certaines attitudes, de certains gestes… Tu parles, je m’en étais bel et bien aperçue, comme tous, mais j’avais aussitôt mis à l'ombre une si inconvenante pensée. Horrible. Le rêve est cruel, précis: il ne rate rien ni personne. Le tact, la gentillesse que l’on se doit de manifester envers un collègue même peu plaisant n’y ont pas leur place. Il dévoile sans mettre de gants des travers, petits ou grands, élégamment ignorés croyait on en toute sincérité. C’est faux: nous enregistrons tels une caméra fidèle, observons tout avec pertinence et n’oublions rien, même si nous ne nous repassons jamais la cassette. Le rêve s’en charge. Les Faucons, en politique sont les fanatiques, opposés aux Colombes, modérés. Ici, c’est évidemment le même. J'ai taclé de manière épouvantable quelqu'un que... je me devais d'aimer. Je suis horrible. Mais innocente, je ne l'ai pas fait exprès, et au fond ça me fait rire, ça me libère.
Un autre point noir du rêve est le passage où je vois une collègue qui fouille les poubelles. Et là, c’est le rire qui surgit. C'est clair et ça ne mange pas de pain, cette fois. En panne d’inspiration, un jour de fatigue sans doute, Anne copia en effet exactement mon cours, polycopié compris. Je m’en aperçus l’année d’après lorsqu’un redoublant qui avait été son élève me le montra. Un vague malaise… Trois fois rien. Je n’y pensai plus. Il s’agissait d’une amie. Mais je ne l’avais pas oublié. La preuve. Le rêve est odieux: il la montre accroupie, le nez dans un conteneur, le postérieur en l’air, fébrile, ridicule, presqu'obscène. Menteuse aussi: elle prétend avoir perdu quelque chose qui lui appartient alors qu'elle cherche quelque chose qui ne lui appartient pas, la maquette de mon polycopié. Il est vrai: elle frime un peu. Mais elle est brillante, jolie et drôle et je l’aime bien. Et puis elle est jeune, on ne va pas faire une histoire pour ça. Si. Le rêve lui règle son compte. Malgré moi. Mais c'est moi qui rêve !
Mais pourquoi des chaussures ? Là aussi, le sens est clair. Aïe, là, ça se corse! Malaise intense. Ce n'est plus de la rigolade cette fois. Car cela désigne un autre personnage, Tania, plus sombre, infiniment... que le rêve a intentionnellement superposé au premier qui le masque. Deux personnages opposées, en apparence mais en apparence seulement. Tania est généralement haïe pour les mêmes traits que Anne mais elle est moins habile, plus névrosée, méchante aussi, et de plus elle se dévoile tout le temps. De surcroît, elle est terne intellectuellement et surtout, disons le, allez, on est dans le rêve, carrément repoussante physiquement, ce qui la met vis-à-vis des hommes et de tous dans des situations pénibles. Sa laideur rend pathétique ses avances nombreuses vis-à-vis des mâles et les refus qu’elle essuie, même élégants, à force, l’ont aigrie. Alors elle tente autre chose, le pouvoir, faire peur, intimider. Elle a ainsi indirectement accusé un collègue de harcèlement sexuel, grotesque mais il s'en était mal remis. Les chaussures sont un symbole sexuel. Tania aussi a pour funeste habitude de piller les nouveaux venus mais en les accablant ensuite, ce que ne fait jamais Anne, sympa et pleine d'humour. Elle a notamment grillé un jeune stagiaire et l’a conduit à demander sa mutation. On en parlait à mots couverts, gênés. Et là, soudain ! Tout s'éclaire. En fait, tout était déjà clair mais je ne le voyais pas. C'est comme un polar !
Et si… ? Mais oui. Bien sûr. Le rêve dévoile soudain un aspect inattendu de l’histoire atroce. Inattendu ? Non, pas inattendu. Mais oublié, et même pas vu tant il était scabreux! Aurait-elle eu des visées sur lui ? L’aurait-elle accablé ensuite pour se venger de son indifférence? Le jeune homme, arabe, était en effet doté d’un charme qui en avait fait la coqueluche de toutes au lycée, secrétaires et élèves comprises. Et il avait choisi son pendant féminin, une collègue surnommée Perle, nom qui lui allait comme un gant. Bien sûr. C'en était trop pour Tania. Mais elle avait un atout, hélas, elle était sa directrice de stage. Elle lui concocta donc un rapport accablant et il fut recalé. Il dut partir loin de sa Perle pour tenter une deuxième fois son oral. Avec le recul, cela paraît évident. Je n’y avais jamais pensé pourtant. Consciemment. Il y a des choses que l’on ne veut pas voir. Le mal en l'occurrence ! Observons que Tania avait un jour, non pas perdu ses chaussures, des échasses, mais brisé le talon de l’une et qu’elle dut demeurer toute la journée avec des espadrilles prêtées par une cantinière. Sa petite taille dévoilée, elle en fut mortifiée. Le rêve la désigne donc mais de manière indirecte. Il mélange deux personnages l'une drôle, l'autre, maléfique. Au cas où je ne l’aurais pas immédiatement reconnue, l’indice-chaussures est là. C’est comme un roman policier. Si Anne est clairement désignée, Tania, angoissante, est simplement symbolisée. Je ne veux pas la voir, même en rêve ! D'autant plus qu'elle a des excuses: une enfance effroyable et sa laideur en prime. Il y a donc deux contenus du rêve, un évident, un latent. Et tant d’autres…
Conclusion: nous haïssons ceux que nous croyons aimer, nous mésestimons ceux que nous pensions admirer, nous exécrons ceux que nous imaginions seulement mésestimer, et n’avons guère confiance dans un système de valeurs que cependant nous défendons à l’état de veille: QUI est ce "nous" ? C'est nous ! Nous sommes aussi cet autre: cruel, sordide, mal élevé, mesquin, rancunier... et terriblement lucide. Lequel de nous deux trompe l’autre ?
Trentième chant
Un acte manqué
Nous voila bien loin de Descartes qui se connaissait par le simple fait de douter et de penser. Je pense ? Oui. Mais quoi ? Qu’est-ce que je pense ? Je suis ? Oui ! Mais qui ? Moi ? Mais ce "moi" est-il celui du rêve, pas piqué des hannetons, on l'a vu, ou celui de l’état de veille, BCBG et bienveillant ? Je ne suis peut-être pas ce que je crois ou tout ce que je crois être. Ou alors…
Et en même temps, c’est rafraîchissant ! ce que l’on n’ose pas dans la vie, le rêve le fait à notre place et naturellement. Il nous libère : il a une fonction cathartique, comme tout spectacle ! Ici, c’est nous qui en sommes l’auteur… et le spectateur. Le rire même qui nous prend le montre bien. On se fait rire soi même, ce qui en principe est impossible, comme de se chatouiller. Nous sommes soulagés d’une rancune que l’on ne ressentait même pas mais qui nous rongeait pourtant de l’intérieur et qu'on a exposée de manière particulièrement cocasse. Une manière qu'on était bien incapable d'imaginer à l'état de veille. Le rêve nous donne du talent littéraire.
On se surprend nous-mêmes: on s’admirerait presque d’avoir exprimé tout cela. La bonté est lassante, après tout, et la méchanceté divertit. On en a honte aussi. Mais pas trop. Après tout, ce n’est pas vraiment nous, on n’y est pour rien. C’est un acte "manqué" c’est à dire, par exemple, un rendez vous que l’on rate, ou un mot que l’on dit à la place d’un autre (on dit un lapsus) qui expriment malgré nous ce que l’on pense vraiment. Un acte manqué est en fait parfaitement réussi. Il a agi à notre place mais on ne peut nous en vouloir. Nous ne pouvons pas nous en vouloir nous même ! Et toc !
Le sacrilège est enfin commis ! Il fallait qu'il le soit, depuis le temps. Mais pas par nous ! C’est un autre qui s’en est chargé. On a transféré, (transmis) notre désir, notre émotion, ici la rage, sur un "autre"... qui est aussi nous, bon mais n'insistons pas. Nous verrons demain le phénomène de la mauvaise foi (Sartre) et du transfert (Freud). La mécanique humaine est curieuse. Belle, misérable, rusée et tragique. Marrante aussi. Je me repasse mentalement l'image de Tania, si "classe", si snob, accroupie devant d'énormes poubelles, les miennes ! à la recherche de sa chaussure et j'en ris comme d'un bon gag. Bonsoir. A demain.
Une promenade ce soir à Saint-Victor dans l’ancien chemin forestier fera du bien à Malinghô. Et à moi. Chose promise -à Bonni- chose due. Une ballade par jour, montée ou non. Huit kilomètres au moins a-t-il dit. Ca colle. A présent qu’elle a ses nouveaux fers au tungstène, elle ne dérape plus sur la route, même en descente: quelle émotion de la sentir chasser lorsqu’on était dessus. On a beau savoir que les chevaux ont quatre pattes, pardon, jambes, et qu’ils tombent beaucoup plus rarement que nous, maladroits bipèdes, cela fait un drôle d’effet lorsqu’elle glisse sur le macadam. Le coucher du soleil en haut des Trois pins, sur l’extrême adret de la montagne est toujours grandiose, surtout à cheval où l'on domine la vallée. Un paysage de western, pourquoi personne n'a pensé à faire un film avec un tel décor? Une brise légère... Pas de selle, le licol suffira. On parlera de Sartre et de Freud demain. Mais rien n’interdit d’y penser sur Malinghô. C’est l’avantage d’un travail intellectuel.
Trente et unième chant
Considère toujours la personne humaine. La chute
... Que je crois ! Rien n’interdit de penser à ses Chants philosophiques à cheval ? Si ! Ce fut bien une erreur et grave. Malinghô m’a désarçonnée en haut des Trois pins. Cela semble inouï venant d’elle et cependant… Elle a chassé brusquement en voyant surgir au détour du grand virage une voiture belge avec des phares blancs éclairés alors qu’il faisait encore jour. Il faut toujours mettre la selle et le mors, se maintenir est plus facile.
— C’est que vous me dites toujours de faire
— Et que je ne fais pas, en effet. Fais ce que je dis et ne fais pas ce que je fais.
— Vous vous êtes blessée ?
— J'ai eu peur surtout mais c’est salutaire. Un cheval n’est pas un fauteuil ambulant. C’est un animal à la fois peureux et courageux, encore de l’anthropocentrisme, car, nullement effrayé par un véritable danger, il est parfois terrorisé par une pâquerette. Malinghô qui fonce en toute simplicité sur une voiture si je la talonne est terrorisée par tous les objets ronds, surtout lumineux, la borne fontaine, un parapluie, les phares des voitures lorsqu’ils sont éclairés…
En fait, elle semble avoir peur de tout ce qui est "anormal" c’est à dire en dehors de ses habitudes. Pour elle aussi le normal c'est le général ! Le cheval est un animal ritualisé, qui tient à ses habitudes. Normalement, lorsqu’on va aux Trois pins, "on" s’arrête devant la terre de Benoît pour brouter, la phrase est jolie, on broute ! laissons la, c’est de l’ "animal-centrisme" cette fois... Or hier soir, on fila tout droit. La promenade prévue était plus longue. Elle a tenté de faire son étape habituelle, en vain, un petit coup sec et on repart. De plus, elle devait avoir faim car elle est rationnée à présent. L’inquiétude, peut-être, de ne pas être dans ses sentiers habituels ? Rien ne se passait comme prévu. Pas de pause, une allure trop rapide, un poids non négligeable sur le dos, la faim, sa compagne couvant laissée en bas, la fatigue peut être ?…
Aux Trois pins enfin, la côte abrupte montée rapidement, un arrêt pour contempler la vallée certes, mais nulles félicitations, aucune carotte, rien. Elle se retournait et attendait. Allait-elle enfin avoir sa récompense ? Et retourner chez "nous", dans "ses" acols ? Retrouver les lieux familiers, rassurants ? La lessiveuse, l’oiseau, le gros micocoulier au milieu du chemin, la cabane et les viornes ? Les caresses de Rémi s’il est revenu ? Les croûtes ? Non puisqu’on était en direction de Saint-Victor. A l’opposé. L’ubac de la montagne, la pente sombre, inquiétante peut-être, se dessinait derrière l’épingle à cheveux du sommet. De la belle herbe juste avant qu'il avait fallu délaisser ! De mon côté, il y avait ces Chants, la rêverie solitaire, la contemplation de la vigne en bas dans la vallée, immense… et du côté de Malinghô, la folle avoine en grains savoureux qu’elle avait repérée en vain sur le chemin. Aucune communication entre nous ! Soudain ce monstre étrange et silencieux qui semblait surgir de la montagne et c’en fut trop. Son angoisse était montée imperceptiblement jusqu'à un point insupportable. Trop loin de son paddock, de sa compagne, trop faim, le silence, la solitude, mon ingratitude, une station inutile devant la murette, le nez vers l’ubac obscur. Où allait-on encore ? Et voilà ! Un écart brusque, un bref sursaut imprévu, un petit galop vers l’herbe. Son ventre blanc, ses sabots au dessus de ma tête sautant par dessus moi d'un bond assuré, un sacré spectacle. C’est une leçon à tirer: il faut comprendre l’animal et savoir doser les contraintes, les souffrances mêmes qu’on lui impose. Il n’est pas un objet.
"Considère toujours la personne humaine -et animale pourrait-on ajouter- en toi même comme en autrui non seulement comme un moyen mais toujours aussi comme une fin" dit Kant. Ne te sers pas de l’autre comme s’il était un objet. Cela s’applique à la situation. L’homme, même de bonne foi, tend toujours à exploiter l’animal, à en faire un simple moyen. Malgré lui. Une promenade pour Malinghô? Pour qu'elle perde du poids ? Qui y pensait encore ? Je pensais seulement à la mauvaise foi. Nous en étions là, justement à la mauvaise foi. Elle a philosophé à sa manière, en acte, comme font les animaux ou souvent les hommes. Hop, virée : considère toujours la personne humaine ou animale comme une fin et non seulement comme un moyen... La mauvaise foi ? tu y penseras ensuite lorsque j'aurais brouté. Tu m'affames, me martyrises, ne me donnes même pas de carottes, me fais courir avec ces fers qui accrochent, sans un mot gentil, tu me prends pour ta deux chevaux ? Et ce monstre qui me fonce dessus à présent ! Non ! Anthropocentrisme ? Animalcentrisme ? Je ne sais plus. Il y a parfois entre un cavalier et le cheval une relation fusionnelle qui dépasse les deux. Ils forment un couple, une entité, agissant ensemble. Pas toujours ou pas toujours comme le voudrait le cavalier, mais c'est toujours de sa faute. Lui seul pense vraiment.
Trente deuxième chant
La mauvaise foi
Sartre explique les comportements contradictoires non pas par l’inconscient mais par la mauvaise foi. Ces sentiments féroces et inconvenants qui couvent en nous, nous les connaissons mais refusons de le reconnaître. Les admettre nous compliquerait la vie. Nous agissons ainsi au mieux de nos intérêts. Nous les nions immédiatement. Mais ils demeurent, tout près de nous…
Freud, au contraire, considère que nous les "refoulons" involontairement dans l’inconscient — dont Sartre nie l’existence — ainsi que tout ce qui nous dérange, en premier la sexualité et surtout l’attirance du jeune garçon envers sa mère qu’il appelle complexe d'œdipe, et la haine qui s’ensuit envers le père rival, puis la frustration lorsqu’il lui faut renoncer. Ce n'est peut-être pas si différent au fond. Un complexe est une sorte de "nœud" fait de plusieurs cordes. Il s’est fabriqué en nous à notre insu durant notre enfance et il nous conduit ensuite à voir les choses d’une manière à la fois particulière et commune et à agir en conséquence. Un complexe nous dirige malgré nous. Par exemple, si notre famille ressentait dramatiquement l’exclusion, nous risquons de développer (d’avoir) en nous un nœud particulier, un complexe qui nous poussera à voir l’existence de la même manière que nos parents, à redouter les mêmes choses, à agir maladroitement en fonction de cette crainte et à finir souvent par rencontrer les drames que l’on fuyait. Celui qui n’a jamais connu un tel phénomène dans l’enfance, moins vulnérable (blessable) réagira mieux à des événements identiques. A l’opposé, si on a, depuis toujours, dû à tout prix, donner l’exemple à tous, on développera un autre type de nœud, un complexe différent. Il peut se faire que des complexes opposés aboutissent au même résultat, la peur de l’autre, prégnante (violente), parce qu’il va nous rejeter croit-on ou parce qu’il va exiger de nous une performance démesurée. Nous sommes proches malgré un passé différent.
Lorsque l’ensemble des complexes spécifiques (particuliers) empêche de vivre normalement, Freud parle de névrose. Le névrosé semble rechercher ce qu’il déteste, ce qui le blesse, parce que, déformé par des événements de l’enfance, il les reproduit "naturellement". Il est une figure de plâtre durci modelée par un moule creux impitoyable: celui-ci ôté, il en cherchera un identique pour l’épouser. Une cure psychanalytique durant laquelle le patient interprète ses rêves, ses actes, ses phobies (ses peurs irraisonnées) et associe librement des idées permet selon lui de retrouver les événements passés refoulés qui ont conduit à la névrose. Et à la guérir ? C’est autre chose. Parfois. Pas toujours.
Œdipe
Œdipe fait parti de la famille des Atrides, les descendants d’Atrée, maudits pour le crime de l’ancêtre qui avait fait manger son fils à un ennemi au cours d’un effroyable festin auquel il l’avait convié. Fils de Laïos et de Jocaste, rois de Thèbes, il fut, enfant, abandonné dans les montagnes parce qu’un devin avait prédit qu’il tuerait son père et épouserait sa mère. Recueilli par un berger puis adopté par le roi et la reine de Corinthe, il grandit en se croyant leur fils. Llorsqu’il voulut connaître son destin, l’oracle effroyable tomba. Pour l’éviter, il fuit Corinthe et c’est ainsi qu’il rencontra effectivement son destin en la personne de Laïos. Il renversa son char dans un fossé et celui-ci en mourut. Un accident de la circulation banal. Or à cette époque, le Sphinx, monstre à buste de femme et corps de lion, postée à l’entrée, ravageait la ville, dévorant ceux qui ne pouvaient répondre à ses devinettes. Jocaste, devenue veuve, promit donc d’épouser quiconque en débarrasserait la cité. Ce fut Œdipe qui y parvint. Jocaste l’épousa ils eurent beaucoup d’enfants mais ne furent pas heureux. Lorsque, sûr d’avoir déjoué la malédiction, il ré interrogea le devin, celui-ci lui annonça qu’il avait en fait bel et bien accompli son destin. De désespoir, il se creva les yeux avec sa fibule et Jocaste se pendit. Il est représenté errant le long des routes, aveugle, les orbites vides et sanglants, guidé par sa fille, la petite Antigone dont nous reparlerons: son destin, comme celui de tous les Atrides, fut tragique. Une horrible histoire qui a inspiré Freud.
— L’inceste ?
— Oui. Le premier objet sexuel (objet ici n’est pas péjoratif) serait la mère: l’enfant est un être qui a des pulsions sexuelles et non un petit ange comme on pourrait le croire. Cela est indéniable et d’ailleurs Freud ne l’a pas "découvert", comme on se plaît à le dire. Hérouard, le médecin de Louis XIII notait déjà scrupuleusement dans son journal les érections du prince tout enfant et ses tentatives de masturbation, parfois soutenues par quelque nourrice complaisante. Mais il est beaucoup permis à un futur roi: on n’a jamais étendu aux autres enfants ! Il n’en demeure pas moins que "cela" était connu. On n’a pas voulu le voir, c’était indécent, croyait-on. De même les gens se détournent-ils du caniche lorsqu’il renifle le postérieur d’un congénère ou d'un homme et tente de l’escalader.
L’enfant a des pulsions sexuelles ? Soit. Mais que cette sexualité s’attache à la mère, voilà qui est différent. Freud le croyait et allait jusqu'à dire que le complexe d'œdipe et surtout sa répression constituait le fondement de l’humain (ce qui définissait l’homme), de l'ordre, de l'autorité.
— C’est idiot. Monstrueux même.
— On est ici devant un problème moins difficile que celui de l’argument ontologique. On peut, par exemple, aller voir dans d’autres cultures si le complexe d'œdipe existe aussi. Certains l’ont fait et ne n’ont pas trouvé. L’ont ils bien cherché ? Mais en revanche, ils ont découvert que toute société humaine pratique la répression (interdiction soumise à une sanction) de l’inceste. Toutefois, ce qui est un inceste dans une culture ne l’est pas dans une autre. La bible, par exemple, considère le remariage d’une veuve avec le frère de son défunt mari comme incestueux, alors que, traditionnellement, les africains, au contraire, l’imposaient plus ou moins afin que les enfants demeurent dans le clan. Peut-être le complexe d'œdipe n'est-il que la forme particulière de cette répression de l’inceste à l’époque de Freud, dans sa culture particulière, Vienne, l'Autriche au milieu du siècle dernier, et dans le milieu des riches ? Freud proposait, afin de guérir les névroses, les complexes devenus envahissants et mutilants, une cure comparable à celle que tu pratiques chez Madame Gövaerdt. Il s’agissait de faire surgir, par les rêves interprétés, ce qui était inconscient afin que cela ne nous blesse plus. Mais le fait qu’il soit devenu conscient élimine-t-il un complexe ? Guérit-il une névrose ? Peut-être. Parfois. Pas toujours. Je ne parle pas ici du complexe d'œdipe car j'ignore s'il existe tout simplement. Si d'autres cultures ne le connaissent pas, j'en doute fort.
Conclusion
Il en va du complexe d'œdipe ou de l’inconscient comme de l’existence de Dieu. On ne peut le démontrer. Que la cure psychanalytique réussisse souvent, cela ne signifie pas que l’inconscient existe. Les médicaments parfois agissent sur des troubles sans que l’on sache de quelle manière. N’empêchent, ils les font cesser. On les appelle empiriques, expérimentaux : on sait que ça marche, on l'a vérifié maintes fois, mais on ne sait pas pourquoi. Parfois même, un faux médicament, un "placebo", réussit aussi. La psychanalyse, de même n’est-elle pas un placebo efficace ? Mais si elle est efficace, c’est l’essentiel. Soit. Sauf que cela ne prouve ni l'œdipe ni l’inconscient. Nous pouvons tout aussi bien admettre, et finalement la différence n’est pas immense, que nous sommes de mauvaise foi. Que nous refusions consciemment de voir la partie impitoyable ou honteuse, quelle qu’elle soit, de nous mêmes, ou que nous la refoulions inconsciemment, dans les deux cas, on ne la voit pas. La différence semble être de degré plus que de nature. Pour Sartre, cette partie trouble de moi est entre deux eaux, proche de la surface, pour Freud, dans les abysses. Une question de profondeur.
Le corps
On va arrêter: la fatigue brouille tout et endort. La chute, sans doute. Nous sommes aussi notre corps. Une bonne et mauvaise chose. Un postérieur endolori peut empêcher de penser. Sur l'instant du moins. Les choses ne sont pas tout à fait ce que nous en faisons. Pour moi du moins. Il en est de plus forts. Le transfert sera pour demain. Inconsciente de la douleur qu’elle m’a infligée, tout comme je le fus de la sienne, Malinghô s’avance innocemment pour quémander son bonsoir. Sait-elle ou ne sait-elle plus ? Elle ne se souvient plus, évidemment: une caresse sur les ganaches, rythmée, les bras enserrant sa tête. Elle se penche lentement, ma tête est à présent contre ses oreilles, je claque doucement le rythme en cadence, un rythme qui ralentit, ralentit, de plus en plus… Cela lui évoque-t-il le temps où elle était bercée par sa mère dont les sabots claquaient à chaque pas ? Soudain sa tête penche encore, se fait lourde, plus lourde: elle s’est endormie sur mon épaule.
Trente troisième chant
Les hirondelles depuis quelques jours se sont rassemblées en troupes affairées. Elles semblent préparer leur migration: pépiements ininterrompus et assourdissants, réunions sur les fils électriques, envols groupés comme pour répéter une dernière fois la pièce avant la générale, atterrissages serrés sur un arbre précis. Se donnent-elles des consignes ? Elles semblent surgir de partout et se précipitent soudain ensemble sur l’amandier moribond, le gros micocoulier, comme si elles s’étaient donné le mot. Y a-t-il un langage dans ces pépiements ? Au couchant, l’arbre nu se couvre d’un feuillage vivant qui, de loin, dans le contre jour, fait illusion. Une vie éphémère, pépiante l’habite quelques instants. Peut-être veulent-elles apprendre aux plus jeunes, qui n’ont pas encore effectué le grand voyage ? Elles vont traverser d’une traite la Méditerranée. Mais elles peuvent dormir en plein vol. On croirait un entraînement: c’en est peut-être un en effet. Là où le soleil brillera encore chaudement, elles vont aller, insouciantes et courageuses, laissant ici les terriens accrochés à leur glèbe (terre boueuse).
La pluie ne va pas tarder: un déluge de quelques jours, une mousson, puis un été indien. Il leur faut être parties avant. Voler dans les trombes qui vont s’abattre est impossible. Elles se gorgent de moustiques, de fruits et de vitamines, comme des sportives avant l’épreuve. Les plus faibles n’y résisteront pas, la sélection naturelle est impitoyable. La Cèze scintillante et encore étroite va rouler des flots sombres et parfois déborder de son lit, le ruisseau s’étendra dans l’acol du levant, où l’on enfoncera jusqu’aux chevilles. La toiture sommairement réparée résistera-t-elle ? Pour la cabane, abritée dans son anse pierreuse, peut-être. Pour l’abri, juché sur une avancée rocheuse exposée au mistral, ce n’est pas sûr. Il penche, du reste, comme celui de "La ruée vers l’or" (le film de Charlot) mais semble solide tout de même. Le Mazet de Pise. Le vent souffle de l’est. C’est un signe. Imperceptiblement, les feuilles tombent, on dérape dans le sentier abrupt. Il va falloir les ratisser. Corvée automnale: Sisyphe…
Dédé et son copain vont venir couper les quelques arbres morts en bas: un cade, des amandiers et un figuier. Ces arbres meurent jeunes, par rapport aux oliviers et aux micocouliers. Cela fera du bois pour l’hiver. Il ne fait jamais très froid ici, surtout de ce côté, en plein sud. La différence de température est de plusieurs degrés avec la terre d’en bas, brumeuse et froide.
Les philosophies
Hier, nous avons terminé sur une réflexion critique à propos des stoïciens: lorsque j’ai mal au dos, je ne puis philosopher, ou mal. Boèce le pouvait dit-on. Pas moi en tout cas. Les choses, parfois, résistent à ma volonté. Alors ? Une chose peut-elle être, selon les moments, vraie, fausse ou à demi vraie? Puis-je être stoïcien, platonicien et marxiste ? Pas totalement, mais en adoptant dans chaque philosophie certains éléments, oui, sans doute. Si différentes philosophies s’opposent, alors, pense-t-on souvent, une d’entre elles est forcément dans l’erreur. Ou toutes. Ou encore, il n’y a que des Vérités ? Ce n’est pas si simple: en fait, la vérité se construit c’est à dire se cherche sans cesse: chacun en possède un atome, qu’il tire des choses, des autres et/ou des philosophes. Selon les expériences que nous effectuons, nous nous sentons en effet plus ou moins proches d’une philosophie: il semble que chaque expérience ait sa philosophie requise. Mais cela ne revient-il pas à faire de la Philosophie un art de vivre superficiel ? C’est en effet contradictoire avec l’idée de la vérité unique et immuable (qui ne change pas), à moins de supposer comme Platon qu’à travers le divers sensible (ce que nous voyons, entendons) s’exprime l’Idée, éternelle, que nous n’apercevons jamais.
Lorsque, selon les moments, les expériences, nous changeons d’opinion, cela signifie-t-il que nous ne pensons pas philosophiquement ? Oui et non. Oui si nous voguons simplement au gré des expériences. Non si nous relions le fait contradictoire, dit "polémique" (de polémos, combat en Grec) à notre pensée, si nous réfléchissons jusqu'à résoudre la contradiction, modifiant la théorie en y incluant le fait. C'est-à-dire si nous le synthétisons. Mais souvent, nous le balayons: c’est disons-nous, une exception. On peut ainsi dormir tranquille.
Entre Système et Opinion
Entre changer d’opinion sans approfondir, et demeurer figé en refusant de tenir compte des faits contrariants, il y a tout de même place pour la réflexion personnelle. Il faut éviter les deux ornières: la superficialité qui voit mais ne cherche pas à comprendre et le système qui refuse de voir prétendant avoir déjà compris une fois pour toutes. L’homme de parti se fond dans une philosophie qui embrasse la totalité, il en accepte les erreurs et rejette, avant même de les connaître, les autres pensées et les phénomènes qui ne collent pas à la sienne chérie. Ainsi les vieux staliniens de Saint-Jean n’admettent-ils toujours pas qu’il y ait eu des goulags, des camps de concentration staliniens. Un système est source d’erreurs multiples. Mais à un moment ou à un autre, nombre de philosophies ont nourri l’illusion de penser enfin le tout. En fait, chaque philosophie contient une part de vérité, révélée au fur et à mesure, et aussi une part d’erreur. Accepter tout d’une philosophie n’est pas une attitude philosophique ! Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de vérité mais seulement qu’il y a des erreurs et que la vérité est plus loin. tout à fait. Une vérité n'est vraie qu'une fois seulement. En étudiant l’histoire de la pensée, nous sommes choqués par certaines idées admises dans le passé ou même par l’absence de réflexion sur des problèmes essentiels de la part de certains philosophes. Ainsi Aristote justifie l’esclavage, Socrate ne s’interroge même pas, et Sénèque conseille simplement aux maîtres d’être bons envers leurs serviteurs, précisant toutefois qu’ils y ont tout intérêt. Sur la question de fond, rien. Du moins rien de connu à présent.
Car lorsqu’Aristote justifie l’esclavage, il répond à des philosophes inconnus qui, eux, le critiquaient dans les termes mêmes que nous utiliserions de nos jours. Une philosophie n’est- elle, comme l’affirme Marx, que l’expression de l’utile à un moment donné pour une classe sociale particulière ? Oui et non. Elle n’est pas que cela, mais elle est aussi cela et c’est surtout cela que l’histoire retient. L’"historicité" de la philosophie n’a pas empêché certains de s’élever contre l’esclavage à une époque où celui-ci constituait le fondement de la société grecque: il est des vérités indépendantes de l’histoire et de l’utile. Mais nous ne savons rien d’eux. Mal vus en cour sans doute, leurs écrits ont été pilonnés.
Trente quatrième chant
Les questions qui se posent et celles qui ne se posent pas (voir l'affaire Dreyfus à la fin)
Le problème n’est pas les réponses qu’apporte une philosophie mais plutôt les questions qu’elle se pose et surtout celles qu’elle ne se pose pas. Une philosophie est un ensemble ordonné d’idées qui, à un moment, a semblé fournir l’explication la plus convaincante ou la plus efficace à des problèmes cruciaux. Mais les problèmes cruciaux d’une époque ou d’un lieu ne sont pas ceux d’autres. Certains à présent nous semblent quasi étrangers. D’autres, qui furent totalement occultés sont pour nous fondamentaux. Cependant, en philosophie, on peut mêler essentiel et futile. La question n’est plus de la vérité, mais du champ d’activité spécifique d’une pensée, de ses priorités. C’est pourquoi il importe de cerner dans toute philosophie et de séparer les éléments vrais à notre époque, vrais éternellement, faux, ceux qui n’offrent à présent qu’un intérêt limité et de pointer les zones d’ombres.
Le non dit, le non pensé, est la forme invisible mais classique de l’erreur. Que Platon et Aristote aient été dans l’erreur en ce qui concerne l’esclavage, l’un par omission, l’autre ouvertement, c’est certain, mais d’autres éléments de leur philosophie sont toujours éclairants. En philosophie, où le champ est immense, une erreur, certes irrattrapable sur le plan moral (c’est une faute) n’invalide cependant pas le tout. D’autre part, doit-on être moralement irréprochable pour être un philosophe fécond ? Pas forcément. Un philosophe est un homme de son temps soumis aux idées d’un groupe dominant — on parle alors d’idéologie— et souvent lié au classes dirigeantes. Il peut alors se servir de la philosophie pour asservir les classes dominées. Marx a raison, à demi. Car il n’est cependant pas que cela. Il faut précisément critiquer de telles erreurs afin de tirer d’une philosophie toute sa moelle. Mais lorsqu’elles nous apparaissent trop dirimantes (radicales) il est compréhensible parfois de cesser tout contact philosophique ! Observons toutefois que ce sont surtout les philosophes qui subissent de tels reproches, tant sur l’idéologie qu’ils ont acceptée que sur leur vie privée. Sans doute est-ce logique puisqu’ils se proposent de montrer aux hommes le chemin de la sagesse et de l’action, ce à quoi ne prétendent pas les mathématiciens. A tout seigneur, tout honneur, et tout blâme aussi. Critique-t-on à présent Lavoisier — un célèbre chimiste qui le premier eut l’idée de peser, de mesurer les éléments avant et après les réactions— pour son âpreté au gain ?
Et le transfert, et Freud dans tout ça ? Pris par l’urgence de concilier stoïcisme et marxisme, nous l’avons laissé de côté. Il dirait qu’il s’agit d’un acte manqué. Le freudisme dérange ? Sans doute. Poussons plus loin: ai-je voulu tomber de cheval ? Car enfin je savais bien les risques que l'on court sur un animal affamé, désorienté, monté sans selle ni mors, dans un lieu inconnu ! Peut-être.
—Choisir, disait Paul Valéry, c’est éliminer tout le reste." Lorsqu’on est tiraillé par des désirs contradictoires, ou par un désir et le devoir, on peut en effet accomplir un acte manqué qui résout miraculeusement le dilemme: on a un accident, on ne peut effectuer ce que la vie nous a imposé. La vie ? Nous en faisons parti nous aussi puisqu’on choisit plus ou moins ce que l’on doit faire et qu’il nous arrive cependant d’abhorrer. On ne peut pas: le tour est joué. Kant, aux antipodes de Freud, disait en substance: tu dois donc tu peux.
Trente cinquième chant
Un événement étonnant s’est produit ce matin. Peut-être vas-tu croire que la chute en est responsable ? Et après tout, c’est possible. La dinde avait disparu. Or, traîner sur la route n’est guère recommandé pour une dinde. Branle bas de combat. Les chiens cherchaient, partout. Leur piste hélas menait vers le tombeau protestant, au dessus du cimetière, c’est à dire qu’elle passait par la route de Saint-Sylvain. Mais il n’y avait rien au bout, ou plutôt si: dans le jardin attenant au tombeau, une cabane visiblement bâtie pour un lapin apprivoisé, fort confortable au demeurant ! Bien exposée, garnie de paille fraîche, immense: il y avait de quoi abriter tout une troupe. Le Drathaar est entré tout entier dedans. Mais pas de dinde, ni d’ailleurs de lapin. En fait, il cherchait sans a priori, sans avoir quoi: et pour le cas précis, ce n’était pas la bonne méthode. Retour au terrain, arpentage à nouveau des broussailles, visite de ses coins privilégiés. Toujours rien. C’était inutile de continuer. Je la voyais déjà sous forme de rôti ! Comment les paysans peuvent-ils s'attacher à des animaux qu'ils vont ensuite sacrifier ? Car certains s'attachent tout de même, sans pouvoir faire autrement, ainsi qu'on le voit dans le film de Karim Oz, Les shawaks d'Anatolie. Inoubliable, la scène où on voit un jeune homme assis sur la marche la plus haute d'un camion fermé, qui tient dans ses bras un agneau noir et blanc, le regarde longuement, avec une intensité, une profondeur inouïe, plongeant dans ses yeux, comme s'il voulait l'interroger, à la fois pénétrer son âme et que la sienne pénètre celle de l'animal, tête serré contre son front, - une communion quasi mystique parfaite car l'agneau rassuré lui rend exactement le même regard -... et au bout de quelques minutes la porte qui s'ouvre … et après un baiser dans lequel il met tout son amour, toute sa vie, le jeune homme s'en détache et le pose doucement sur le seuil... se retourne et se tasse soudain, recroquevillé sur lui même, la tête entre ses mains vides du petit compagnon qu'on égorge derrière, secoué de sanglots... c'est de tous les films, celle qui m'a et de beaucoup le plus bouleversée. Je n'aime pas y penser. Mais il fallait l'écrire.
Malinghô, cessant alors de brouter, observa longuement notre agitation, comme étonnée. Soudain (eurêka ? en grec : j’ai compris) elle se dirigea posément vers le mur de l’acol du haut où pousse un massif mal taillé de mimosa sauvage, le contourna et nous fixa. Puis, baissant la tête, immobilisa son regard en un point précis. Enfouie sous les fagots que nous avions laissés là en désordre, totalement immobile, la dinde couvait, parfaitement invisible. Elle s’était construit un nid original et discret avec une sorte d’auvent de branchages. Efficace: nous étions maintes fois passés devant sans rien détecter. La jument a-t-elle voulu nous l’indiquer ? Encore de l’anthropocentrisme ? Peut-être. Mais il semble bien cependant que l’arrêt de son activité entre toutes privilégiée (brouter), son regard et son attitude, pointant le nez et la tête juste à l’endroit où se trouvait, tapi, l’oiseau, signifiait clairement: elle est là. Je la garde, voyons ! Vous ne la sentez pas ? Arrêtez de faire tout ce tapage.
Projection et transfert: l’amour au chômage
Nous en étions à Freud: précisément à la projection et au transfert. Madame Gövaerdt a dû t’en parler. Nous haïssons par exemple quelqu’un contre lequel nous ne pouvons rien, ou du moins nous le croyons. Nous n’osons ni le lui dire, ni même l’exprimer: à quoi bon ? Cela ne ferait que nous attirer des ennuis. Nous nous mettons alors à haïr quelqu’un d’autre ressemblant au personnage détesté: le malheureux bouc émissaire (souffre douleur), qui parfois n’y comprendra rien, est l’objet d’un transfert. Une autre solution plus sophistiquée consiste à prétendre que quelqu’un d’autre, un camarade, par exemple, déteste celui que nous haïssons, nous. Nous projetons sur lui nos sentiments inavoués. Celui-ci sera parfois conduit à ressentir réellement une émotion qu’il n’a lui, aucune raison d’éprouver. Il vibrera à notre place. Lorsque nous haïssons, demandons-nous toujours si c’est bien NOUS qui éprouvons ce sentiment ou quelqu’un d’autre qui nous le fait ressentir. Nous sommes souvent manipulés: et, par suite, nous manipulons parfois.
Cependant, on projette de la haine certes, mais aussi de l’amour: car il est des personnes que nous ne pouvons aimer, soit parce qu’elles rejettent notre amour, soit parce qu’elles en profitent pour nous asservir. Freud aurait ici invoqué le complexe d'œdipe. Mais cela vaut pour d’autres situations d’amour ou même d’amitié non partagés. Pour moins souffrir, nous prenons alors de la distance. Et cet amour au chômage que nous avons en nous, d’autant plus violent qu’il n’a pas trouvé à s’employer, va éclater, s’exprimant alors sur quelqu’un de plus réceptif. Quelqu'un parfois de presqu’imaginaire: acteur, professeur, ami… un mythe. Au cours de la cure, le psychothérapeute va être l’objet de plusieurs transferts de la part de son patient. Le transfert libère, soulage de l’amour et de la haine inemployés qui nous torturent. En revanche, celui qui en est l’objet, dans la vie courante, souffre toujours: il est aimé ou haï non pour lui, mais à la place d’un autre, on tente de lui faire porter un habit qui n’est pas à ses mesures. Il subit, fuit, ou parvient à tirer son épingle du jeu par une astuce, la sublimation, la création artistique par exemple, ou la philosophie. Or nous sommes tous, à tour de rôle, sujet et objet de transfert. Les animaux aussi, pour nous. Tu, nous offrons à Malinghô l’amour paisible que nous voulions offrir à d'autres et qui fut peut être refusé. Elle l’accepte avec une certaine gratitude… ouf, nous avons réussi ! Nous projetons.
Sublimation
Lorsque nous subissons des transferts négatifs intenses, c’est à dire la haine, notre premier sentiment est la colère et le désespoir. La première cache souvent l’autre. Nous nous accusons toujours plus ou moins nous mêmes, ouvertement ou non. Qu’avons nous en nous qui suscite ou justifie cela ? Malgré nous, nous nous observons sans indulgence, c’est à dire de la même façon que celui qui nous déteste s'il a un certain poids sur nous. Nous sommes trop ceci, pas assez cela… Souvent, nous faisons alors souffrir un autre c’est à dire que nous aussi effectuons un transfert négatif. Les animaux en font souvent les frais. Le caniche par exemple avait été martyrisé par un maître rejeté par un groupe social devenu alcoolique puis violent. Mais il est une autre manière de "renvoyer" notre douleur ailleurs sans que cela ne blesse quiconque, au contraire: se lancer dans un travail passionné, une œuvre d’art, ou une entreprise particulière, fut-elle démesurée. Freud l’appelle la sublimation. En chimie, on appelle sublimation le passage direct -par chauffage- d’un corps solide à un gaz, sans l’étape intermédiaire qui est l’état liquide. C’est efficace et même magique. C’est ce que les grecs appelaient la catharsis. Une catharsis en acte, dont on est le metteur en scène et l’acteur. Au fond, Freud n’a rien inventé.
Par exemple, depuis qu'elle s'est consacrée à des tâches sociales et surtout à la protection animale sans mesure, Paula ne pense plus à d’autres problèmes que ceux de son arche de Noé évolutive: une centaine de chevaux, une vingtaine de moutons, autant de chiens, chats, vaches… Il en va de même pour ceux qui se consacrent aux autres en général. La sublimation est une manière fantastique de prendre en compte notre souffrance, de s’y appuyer et de la nier en même temps, en la modifiant tout en modifiant les choses autour de nous, pour le bien de tous. Ces Chants sont une sublimation.
Conclusion
Freud n’est ni difficile ni critiquable, bien que nous puissions révoquer en doute et la notion (l’idée) d’inconscient et le complexe d'œdipe. Le reste, qui, pour les puristes (les purs Freudiens) n’est peut-être pas le plus important, demeure. Il a exploré l’âme humaine plus profondément que nul ne l’avait fait avant lui, sauf les poètes ou les artistes, et nous ne pouvons plus à présent dire platement: "Je n’ai pas pu me rendre à mon rendez-vous de rentrée scolaire parce que je suis tombée de cheval…" Ni, en principe: "Cet enfant est anormal parce qu’il ne parle pas assez." Cependant, appliquer systématiquement le freudisme à la vie quotidienne est excessif: le hasard aussi, bien sûr, existe.
Il y a deux points noirs toutefois chez lui. D’abord, les femmes. Freud, il l’a reconnu lui-même à la fin de sa vie, n’a jamais rien compris aux femmes. Donc, n’en parlons pas. Ensuite, les déterminations (ce qui nous pousse à agir) sociales: les problèmes de la pauvreté, de la misère n'existent pas dans son œuvre. Cela ne l’intéresse pas. Or certaines névroses sont bel et bien issues ou renforcées par la précarité, le chômage, le travail pénible ou disqualifié. Soigner l’homme ? Oui. Mais peut-être faudrait-il aussi soigner le groupe qui l’a conduit à la maladie. C’est plus difficile. Freud plus Marx: le couple est explosif, mais possible et fécond. Ses enfants, nombreux, naquirent en 68, vieillirent et se reproduisirent. Il faut savoir séparer en l’homme (et donc en nous) le dysfonctionnement qui nous incombe et celui qui incombe au groupe extérieur. Sublimer dans le premier cas et, dans le second, changer parfois les choses: par le travail, une œuvre, une action commune. Ce qui revient toujours à sublimer.
Demain
Ces chants vont s’achever sur cette note optimiste: non qu’ils soient finis. La philosophie est éternelle. Ou du moins, elle durera autant que l’homme, ce qui n’est pas la même chose. Ils vont s’achever sur une interrogation non résolue: que pouvons nous savoir ? On l’a vu, si peu. Mais ensuite, que devons nous faire ? Que représente le devoir ? Le plaisir ou la joie ? La joie, c’est ici dans cet abri sommaire. Presque le bonheur puisqu’avec un peu d’imagination, on peut y trouver, le soir, un Dieu qui souffle dans la brise odorante de la montagne. Le devoir, c’est la banlieue, le bruit et la fureur.
L’Esprit n’y souffle pas ou très peu. Le plaisir, c’est le corps qui perdure dans son être, jouit de lui même, de l’autre ou même de la nature. La souffrance, c’est de ne pas savoir justement ce qu’il faut faire. Agis de telle sorte que la maxime de ton action puisse être érigée en règle universelle, dit Kant. Accomplis ton devoir, c’est à dire obéis à la loi morale, aussi brillante sur nos têtes que le ciel étoilé. Mais où est le devoir ? Est-il de souffrir et de voir souffrir ? La souffrance, issue d’un amoindrissement de l’être, augmente encore celui-ci, contrairement à ce que l’on peut lire dans certaines philosophies chrétiennes. La souffrance étiole et empêche de penser. La joie au contraire est issue d’un accroissement de l’être, et, de même, le renforce. Alors ? Plus tard ? Mais le rêve le pointe cruellement: à force de remettre son expression à plus tard, on risque de perdre le désir.
Entre Nietzsche et Kant
Plus tard? Jamais répond Nietzsche (28). Ose devenir qui tu es. Maintenant. Ne te soucie pas du regard des autres, suis ton désir: Il est meilleur que ta "raison", forgée par les autres et par la pseudo (la fausse) morale, la morale de ceux qui, ne pouvant jouir, cherchent à en décourager les autres, prétendant que ce qu’ils ne peuvent accomplir est le mal, tandis la renonciation, leur lot obligé, est le bien. Ce sont, dit-il, les hommes du ressentiment, les jaloux, qui exigent la soumission parce qu’ils haïssent joie, plaisir, et tout ce qu’ils ne peuvent atteindre. Morale d’impuissants et de dyspeptiques (qui ne peuvent manger) tonne Nietzsche, l’anti Kant. Nietzsche fascine ; forcément, le plaisir érigé en valeur, ça c'est de la philosophie plaisante ! Cela ne peut que séduire. Mais la morale qui s’ensuit, celle du renversement des valeurs, finit mal. Par l’apologie (la glorification) de la violence et de la force.
Cette "fin" n’était cependant pas inéluctable. On peut critiquer la morale qui interdit le plaisir ou l’émotion sans se faire le chantre (propagandiste) du "surhomme" jouisseur, égoïste et impitoyable. La joie et le plaisir sont féconds et doivent, sans que l’on en ait honte, être recherchés. Pas à n’importe quel prix cependant. Peut-on réellement demeurer ici ? Kant dirait non, le devoir oblige. Mais quel devoir ? Envers les élèves ou envers Antigone et Malinghô ? Envers ma mère ? Nietzsche dirait oui, on se fout du devoir. Ose devenir qui tu es. Mais Nietzsche avait des revenus. Demain… Demain, je décrocherai le téléphone et dirai à mon proviseur :
— Désolée, je ne rentre pas. J’ai peut-être trouvé Dieu…
Et d’autres gens, et d’autres êtres. Partir d’ici serait les perdre à jamais peut-être, après les avoir entre vus… Ce serait retourner dans la Caverne, ô Platon, et il y fait vraiment trop sombre, le risque est immense de s’y engloutir définitivement. Eclairer les autres ? Les en sortir ? Je ne suis pas Socrate et la flamme, sans oxygène, brûle mal et s’éteint. Demain, je le ferai. C’est sûr. Presque sûr. Une autre solution qui résoudrait, mais à moitié seulement, le problème, qui permettrait de rester en même temps que de partir, d’accomplir le devoir et de consentir à la joie, (une joie autre) ce serait d’écrire.
La souffrance et la joie de philosopher deviendraient un produit, quelque chose de différent. Comme un enfant devenu adulte quitte sa mère, le livre se détache de qui l’a fait naître. Et élimine enfin la peine, et pour lui et pour les autres.
A propos de sublimation … Si tu passais le bac ?
Ces Chants peuvent aussi servir à cela. Pas qu’à cela, certes, mais aussi à cela.
Fait à ….Cachan ENS ! le 25/1/99
Hélène Larrivé
Epilogue
Rémi s'est développé en athlète, qui l'eût cru? Et il est devenu danseur classique puis moderne sur scène. Un parcours intéressant pour un cévenol issu d'un milieu différent.
Malinghô vit toujours et est gardée par Paula Loïs, sa maîtresse l'ayant laissée à la suite d'un drame dont elle fut responsable. Celle-ci est retournée un temps à Paris puis est revenue... avec quelques aléas. Heureux qui comme Ulysse? L'olivier a survécu, il est à présent aussi grand qu'au moment où Bernardo l'avait coupé
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Notes
L'affaire Dreyfus. Lors du procès intenté à Zola*, qui avait pris la défense du capitaine Dreyfus, officier juif injustement accusé de trahison, dans un article célèbre (titré: “J’accuse”) dénonçant le complot antisémite des membres de l’état major de l’armée, le Président de la Cour se rendit ridicule par cette formule qu’il ne cessait de répéter lorsque les avocats abordaient la seule véritable question, celle de l’innocence évidente de Dreyfus : la question ne sera pas posée ! Dreyfus fut finalement innocenté, quelques temps après. Il avait cependant passé plusieurs années au bagne de l’ile du diable, enchaîné parfois nuit et jour. Zola fut probablement tué peu après (une asphyxie inexplicable).
(1) Dans l'allégorie — une histoire qui illustre une idée philosophique— Platon, philosophe du 4ème siècle avant J.C., qui créa le mot philosophie, amour de la sagesse, imagine les hommes enfermés dans une caverne, enchaînés, ne pouvant tourner la tête donc se voir, les yeux fixés sur un mur tout au fond, sur lequel un spectacle les retient rivés. Ils sont heureux. L'un d'entre eux, miracle, parvient à s'échapper, à sortir, à atteindre l'extérieur. La lumière l'éblouit mais il persiste. Il voit des hommes et des objets ou ce qu'il croit tels, puis il s'aperçoit que ce ne sont que des images, lorsqu'ensuite, les vrais objets apparaissent. Il grimpe encore vers le soleil, qui figure les idées. Et retourne dans la Caverne pour libérer les hommes. Ceux-ci refusent et le tuent. Ils ont peur de la lumière, de tourner la tête, fascinés par les images du théâtre qu'ils contemplent depuis toujours et qu'ils prennent pour la vérité des choses. Des images d'images !
(2) Héraclite, philosophe précédant Platon, considérait que tout s'écoulait et que la vérité elle même était mobile et nous échappait, au moment même où nous l'avions saisie. Il inspira Marx. Sa formule est célèbre : on ne se baigne pas deux fois dans l'eau d'un même fleuve, que Marx a transposée en : une vérité n'est vraie qu'une fois seulement.
(3) Flaubert était un romancier du 19ème, auteur de Madame Bovary, roman dans lequel il critique sans complaisance la vie de notables normands ternes, un peu ridicules, toute entière tournée vers des considérations quotidiennes sans hubris ni poésie. Parmi eux, une jeune femme naïve qui s'ennuie, cherche l'amour, rêve éveillée, et ne trouve chez son amant cynique et désinvolte que mésestime et dédain. Elle se ruine en dépenses futiles pour lui plaire et à la fin se suicide.
(4) Bergson, philosophe du siècle dernier, auteur des Essais sur les données immédiates de la conscience, réflexion sur le temps et sa subjectivité.
(5) Goethe, poète allemand romantique, auteur entre autre de Werther, roman qui fit date au point que des jeunes gens se suicidèrent de la même manière que le héros, désespéré par un chagrin d'amour, sa fiancée, Charlotte, ayant dû malgré elle, sur ordre, épouser un homme riche pour sauver sa famille de la ruine. L'histoire peint la détresse de jeunes gens soumis à des parents tyranniques qui les broient.
(6) Descartes, philosophe du 17ème, auteur du discours de la méthode dans lequel il recherche en philosophie la vérité sur le modèle des mathématiques, le rêve de tout philosophe ! Jamais abouti évidemment.
(7) Rousseau, philosophe qui précéda de peu la révolution française et dont Robespierre fut un fan! Son contrat social fut le modèle de la déclaration des Droits de l'homme... mais il semble qu'il n'ait pas été totalement lu, du moins dans sa totalité par ceux qui s'en inspirèrent.
(8) Epicure, philosophe grec qui assignait à la philosophie le rôle de rechercher le bonheur par le plaisir. Mais il entendait par plaisir ce qui est pour nous presque l'inverse, considérant qu'il fallait se garder des plaisirs non naturels et non nécessaires, c'est à dire la majorité de ceux-ci.
(9) Sociologue et même fondateur de la sociologie, il considérait que la philosophie avait atteint sa fin et que pour pouvoir comprendre et agir pour les hommes et par ceux-ci, il fallait observer les faits sociaux, comme des choses, des objets d'études, et que l'homme individuellement ne pouvait être connu. Le groupe, la foule, les peuples, si, en partie, et même prévus. En un sens, il est sur ce point assez proche de Platon.
(10) Sartre est le philosophe le plus connu de l'époque. Sa théorie, dite existentialisme, a fait école. Il considérait que l'homme n'est que ses actes, ce qu'il fait, et libre d'accomplir, ou pas. Sa conception de la liberté se heurte aux choses qui résistent durement !
(11) Machiavel, philosophe de la Renaissance, est l'auteur du Prince, un ouvrage sulfureux dans lequel il expose à un jeune prince la manière de gouverner. Pratique, cynique, parfois abjecte, on peut se demander si le texte n'est pas à prendre a contrario. Une manière de critiquer sans en avoir l'air les tyrans d'une époque effroyable sur le plan de la liberté, malgré le cliché. Le jeune Medicis à qui il offrit son livre lui aurait préféré dit-on un chien de chasse qu'un autre courtisan lui apportait également et ne l'aurait jamais lu. Tant mieux.
(12) Les stoïciens étaient des philosophes grecs parfois antérieurs parfois contemporains puis postérieurs à Platon. Leur doctrine est celle qui a le mieux résisté à tous les temps, et toute philosophie à un moment la traverse. Ils considéraient que la liberté de l'homme c'est la renonciations au plaisir, aux honneurs et même au désir ! Car ce sont le plaisir, le désir et la course aux décorations qui jettent les hommes les uns contre les autres en un combat douteux.
(13) Physicien, savant car dans l'antiquité on ne différenciait pas les disciplines, il découvrit le fameux principe dit d'Archimède, tout corps plongé dans un liquide en équilibre reçoit de celui-ci une poussée verticale dirigée de bas en haut égale au poids du volume de liquide déplacé.... et beaucoup d'autres découvertes dont nous nous servons toujours, par exemple la vis creuse qui transforme le mouvement tournant en mouvement d'ascension vertical.
(14) Philosophe du 17ème, auteur du traité théologico politique dit TTP, dans lequel il expose le principe, à l'époque original, de la démocratie comme le meilleur. A lire entre les lignes, il avait subi plusieurs attentats et risquait sa vie tous les jours pour l'avoir écrit. Un cas unique ou quasiment : tout au long de son existence, il gagna sa vie par un travail manuel particulièrement pénible, dont il mourut.
(15) Auteur des essais, un texte autobiographique mixte de philosophie, de réflexion sur la vie, et de roman, intéressant car il ne farde rien, prônant à une époque de guerre de religion la tolérance et la paix. Parfois surprenant: ainsi avoue-t-il qu'il ne sait pas lui même combien de ses enfants moururent, cela visiblement ne lui ayant causé aucun chagrin véritable.
(16) Freud n'est pas un philosophe mais un médecin. Il y a néanmoins une lecture philosophique à son œuvre. Il découvre... ce que l'on savait déjà, que l'enfant n'est pas un petit ange mais un être avec des pulsions sexuelles véritables. Là où il innove, c'est lorsqu'il assure que celles-ci sont orientées vers les parents. Une théorie veut qu'il ait été agressé enfant par son père, ce qui pourrait expliquer sa quasi monomanie pour la sexualité enfantine. Sans garantie, cela fait parti des choses parfaitement verrouillées chez celui qui s'est assigné de déverrouiller l'âme humaine dans son essence première.
(17) Nul besoin de le présenter si on connait Dédé. Philosophe de vocation, économiste par pragmatisme, il a exposé dans son célèbre Capital les principes du capitalisme, à l'époque plus cruel ou plus visible que de nos jours. Des enfants en Angleterre travaillaient dès cinq ans et en mourraient, cela explique sans doute le ton de certaines œuvres de Marx, qui se définit comme un anti philosophe, considérant que la philo s'est faite depuis toujours l'alliée des puissants. Surtout les stoïciens, qui préconisaient d'accepter la souffrance et même de la souhaiter, et de ne pas chercher à la pallier. En résumé, on dira comme lui : les philosophes ont essayé de comprendre le monde, il s'agit à présent de le changer.
(18) Philosophe et romancier contemporain, auteur de l'homme révolté. Il considère que le condition humaine est absurde mais que c'est toute la grandeur de l'homme que de l'accepter tout de même, fût-ce en essayant de la changer, dérisoirement, certes, mais il faut le tenter.
(19) Perséphone, fille d'Héra, fut mariée à Vulcain, le forgeron, qui résidait aux Enfers. Désespérée, sa mère, déesse de la terre et des moissons, décida de se mettre en quelque sorte en grève pour faire fléchir Zeus qui lui avait enlevé sa fille. Plus de pluies, plus de récoltes, les hommes mourraient. Zeus, coincé entre marteau et enclume c'est à dire entre Vulcain qui refusait de rendre sa femme et Héra qui réclamait sa fille, finit par céder, à demi. Il autorisa Perséphone à retourner vivre avec sa mère six mois et la laissa les six autres à son mari infernal. Ce fut selon le mythe, l'origine des saisons. Perséphone est rendue à sa mère au printemps et à son mari à l'automne. Héra se venge aussitôt.
(20) Pascal, philosophe catholique -de tendance janséniste- considérait, lorsque la foi nous faisait défaut, que nous devions faire le pari pour Dieu, le pari de son existence en quelque sorte. Si nous nous trompions, ce n'était pas grave, mais dans le cas inverse, pour lui certain, nous gagnions le paradis. Ce qui est passionnant dans les pensées, c'est qu'il assure qu'à force de faire les gestes de la prière, la foi viendra. Une conception très moderne et même matérialiste de la foi, qui rappelle celle de Descartes dans la théorie des passions.
(21) Voltaire est un philosophe, encore que le terme puisse être discuté, un romancier plutôt, dont la révolte littéraire et physique, unique dans cette ampleur, fit trace dans l'histoire de la philosophie et dans l'histoire tout court. Son époque était celle de l'absolutisme et il fut le porte drapeau, le symbole de la réussite intellectuelle des non nés, du peuple, ce qu'il n'était pas tout à fait. De la bourgeoisie plutôt. Mais il fut adulé de son vivant à l'égal d'un dieu pour ce qu'il représentait.
(22) Un philosophe suisse connu par ses études sur le comportement et le langage animal, jamais analysés avec autant de pragmatisme, et les relations qu'il effectue, parfois pertinentes et drôles, avec ceux de l'homme. Son engagement envers des idéologies proches du nazisme ternit largement son image de poète aimable et chevelu, toujours escorté de ses oies avec lesquelles il assurait converser -et il le prouvait parfois-.
(23) Bruno, moine dominicain du 16 ème, savant, disciple de Copernic, mathématicien et philosophe à la fois, fut condamné et brûlé par l'inquisition pour avoir soutenu que de multiples univers infinis pouvaient exister parallèlement au nôtre et refusé de se dédire.
(24) Alain, Emile Chartier, de son vrai nom, est entre autre un théoricien du pouvoir, pacifiste courageux, d'engagement radical.
(25) Démocrite, contemporain de Socrate, a eu le premier l'intuition que l'univers ou plutôt les univers étaient formé d'atomes tourbillonnant les uns autour des autres... et de vide. Une pensée qui ressemble à celle de Bruno vingt siècles après, Bruno qui pour cela fut brûlé. Les grecs du 4ème siècle avant JC. étaient plus tolérants que l'église au 16 ème. L'histoire des idées n'est pas linéaire et ne va pas vers le mélioratif.
(26) Epictète, philosophe du premier siècle, esclave, est le modèle des stoïciens, dans son enseignement et dans son existence. Affranchi de la peur, de la possession et du désir, les trois objets qui harcèlent les hommes et les font se combattre jusqu'à la mort. Les choses sont. Inutile d'incriminer quiconque et même de les changer. Il est étonnant qu'un tel homme ait été banni de Rome : serait-ce que dans cette acceptation, il y avait une liberté et une révolte sous jacentes inacceptables à l'empereur ? On peut le comparer à Gandhi.
(27) Wilde, romancier, esthète et poète anglais, incarcéré malgré sa célébrité, et ensuite ruiné après un procès pour homosexualité, ça se pratiquait alors en 1900 en Angleterre.
(28) Nietzsche, philosophe du 19 ème, critique de la religion sous toutes ses formes, du stoïcisme et de la morale bourgeoise dont il fustige l'hypocrisie. C'est de la philosophie à coup de marteau, le nihilisme, de nihil, rien en latin, que l'on peut traduire par rien isme réjouissante car hors norme. Ose devenir qui tu es... enfin, il l'a dit !!! mais aussi : écrase les faibles qui ne valent pas d'être. Le meilleur et le pire. Le sur homme finit fou cependant et une partie de son œuvre est à prendre et à consommer avec modération, sans doute trafiquée, interpolée par sa sœur Élisabeth qui l'avait en charge et dont les sympathies extrémistes puis nazies et antisémites ne font aucun doute. Un immense philosophe cependant, qui eut le mérite de régler leur compte à la morale bourgeoise hypocrite et aux philosophies qui allaient avec, mais qui termina mal.
Hélène Larrivé, auteur (« Secret de famille », Frison-Roche éditions; « Noces kurdes », l'Harmattan édition; « Enfants en consigne », Seuil édition...) puis éditrice -HBL- (« Le petit garçon derrière un taxi» Suzanne Rousseau auteur ; « Lettres à Lydie » ; « Le procès » Viridiana auteur ; « Le puis de Célas »...) A paraître : « Images virtuelles d'un monde réel ». Site http://larrive.info ou http://larrive.blogspot.com, sommaire des blogs HBL.
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HBL éditions ISBN 2-9526186363
Dépôt légal Avril 2010
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